1 - PRELUDE

 De toute façon, quand c'est arrivé, plus rien n'avait de sens. Se lever le matin, mais pour quoi faire ? Et pour qui ? J'étais fripé de la tête aux pieds, le visage ridé par une grimace faisant office de sourire. Devant ma glace, je ne pouvais plus me mentir. Mon doigt s'enfonçait dans ma peau qui restait marquée quand je le retirais, mes joues se flétrissaient et, selon l'éclairage, me renvoyaient l'image d'un vieillard décati que je ne reconnaissais plus. Simple rappel à l'ordre d'un corps épuisé qui atteignait ses limites. J'étais fatigué, éreinté par le poids des années. Bref, je vieillissais. On ne pouvait pas en dire autant de Ferdinand, de dix ans mon cadet, petit pour un homme, brun à la peau mâte, sur lequel les années glissaient sans laisser de traces. Ou alors, si. Il avait pris un peu de poids. Mais ses kilos en trop étiraient davantage la peau lisse de son visage enfantin. Et, comme si notre image reflétait notre personnalité, il débordait d'énergie, d'idées, de ressources qui, sans conteste, légitimaient sa fonction de directeur. Même Céline ne bougeait plus. Il faut dire qu'elle avait toujours semblé vieille, même quand elle était jeune. Une jeune vieille. Mais là, ma foi, alors qu'elle avoisinait la cinquantaine, elle était plutôt pas mal, blonde, les cheveux bouclés, l'air serein. Normale quoi. Tandis que moi, j'étais sur le retour. Ma beauté évanouie, je n'avais plus comme atout qu'une carcasse amaigrie.
 Céline, je l'appelais la châtelaine. Toujours élégante, affectant un ton courtois, alors que tout chez elle sonnait faux. Ni vraiment noble ni vraiment diplômée, elle palliait sa frustration en feignant d'être ce qu'elle n'était pas. Elle s'était inventé une lointaine ascendance à particule qui aurait sauté durant la révolution, son ancêtre ayant combattu héroïquement auprès des Chouans. Elle se voulait démocrate mais me faisait sentir mon infériorité par fines insinuations, puisque mes études m'avaient à peine conduit jusqu'au lycée. Pas méchante, disait Ferdinand. D'accord, mais en attendant, c'était à cause de gens comme elle qu'on en était arrivé là. À force de toujours vouloir être au-dessus des autres, ça avait fini par péter.
 Plus je regardais autour de moi, plus j'étais exaspéré. Les gens, sur l'île, ne voyaient rien ou faisaient semblant de ne pas se souvenir. Ils étaient pris par leur petite routine qui les rassurait et leur faisait oublier que, sur Terre, tout était à réinventer. À commencer par l'agriculture. Moi, la culture ça m'apaisait. Fallait être patient, savoir planifier, observer, laisser germer. Il faut dire aussi que je n'avais pas beaucoup de bouches à nourrir. Dans le labo, on était trois et les gens du village on les voyait pas trop. C'étaient des imbéciles, des crétins à qui tout ça n'avait pas servi de leçon. Si c'était à refaire, ils referaient pareil.