4 - ATTERRISSAGE MANQUE

 Ella était stupéfait. Les Xu avaient-ils fini par les retrouver au milieu de ces deux cents milliards d'étoiles qui composaient la galaxie ? Ces satanés barbares infesteraient donc Laniakea jusqu'à l'Amas de la Vierge ! Il avait immédiatement prévenu les deux ordres de cette intrusion dans le ciel gaien. Il se sentait abattu, sentiment rare chez un Surien. Devant se ressaisir avant l'arrivée de ses homologues, il partit méditer.
 Saura et Benji, substitut d'Harus, se présentèrent sur-le-champ, le visage encore plus fermé qu'à l'accoutumée. On sentait une tension s'abattre malgré eux sur leur environnement proche. Les Suriens étaient sur le qui-vive.
 - Nous te saluons, Ella. Aurais-tu de sombres nouvelles à nous annoncer ?
 - Pas encore, admit le responsable de l'ordre politique. Mes équipes sont sur place et s'apprêtent à inspecter les fonds marins. Mais j'ai des images à vous montrer.
 Ces dernières se matérialisèrent. La petite assemblée put voir un énorme vaisseau primitif pénétrer à vive allure le ciel gaien pour s'abîmer en mer.
 - Là ! pensa Ella en arrêtant l'image. Regardez.
 Il communiquait avec les siens dans le silence le plus complet comme l'exigeait la procédure d'urgence. Aucune créature non surienne ne devait pouvoir intercepter ces messages.
 - En effet, répliqua Saura en s'approchant de la retransmission. On dirait bien que ces sales bêtes ont réussi à échapper à une mort certaine.
 - À condition qu'il s'agisse bien des Xu, tempéra Benji. Le vaisseau est humain.
 Le militaire, connaissant l'ennemi qui les traquait sans relâche, se méfia.
 - Les Xu ont révélé une capacité extraordinaire à s'emparer des technologies aliènes, rappela-t-il. Ils auront pu faire une halte sur la Lune, décimer les humains et embarquer sur ce vaisseau.
 - Ce qui expliquerait leur maladresse à le piloter, poursuivit Ella.
 Ils eurent, collectivement, ce que des humains nommeraient un ricanement. Benji, moraliste, les enjoignit à la prudence, afin de ne pas détruire ce qui pourrait être, en réalité, un petit reste de l'humanité. C'est ainsi que commença la battue sur la côte inhospitalière du monde ouvert d'Ella, où sévissait une violente tempête, la septième en une seule révolution lunaire.

 Plus loin, à l'intérieur du cockpit de la navette, Kilian et Artur tentaient de rétablir le contact avec la communauté lunienne. La panne nanomatique fut de courte durée, l'appareil était solide et les dommages superficiels. Jason leur envoya des images de la météo sur Terre, ils allaient bientôt être rejoints par une tornade et ne devaient en aucun cas quitter l'engin. Et, en effet, le vent dans les hauts feuillages des arbres de la forêt qui les entourait soufflait de plus en plus fort. Le paysage devenait inquiétant, la nuit tomba presque comme une punition sur la petite clairière où le vaisseau avait trouvé refuge.
 - Décidément, nous sommes maudits, maugréa Maria, découragée.
 Max eut envie de la prendre dans ses bras pour la consoler. Mais il connaissait le caractère farouche de la jeune biologiste et préféra se retenir.
 - La Terre ne nous a pas attendus pour voir ses éléments se déchainer, répliqua Artur.
 - Nous n'avons pas pris en compte les éléments climatiques, précisa Max, songeur. Tout s'est organisé à la hâte. Vous rendez-vous compte ? Nous sommes les premiers hommes sur Terre depuis plus d'un siècle !
 Max, qui réalisait un rêve d'enfant, ne pouvait décrire la calme fascination qui l'habitait. Ses amis accueillirent cette vérité en silence, avant de s'étreindre fraternellement. Les communications vocales avec la Lune passant mal, Jason transmit ses prises de vues à l'expédition terrestre.
 - <tr>Lune : attention, mouvement visible sur la côte Est des États-Unis.</tr>
 - <tr>Terre : mouvement ?</tr>
 - <tr><iframe src=captureTerre01></iframe></tr>
 Max, Artur, Kilian et Maria pointèrent leur nez vers l'écran sur lequel défilait une série d'images où des ombres suspectes se déplaçaient de la côte vers l'intérieur des terres.
 - <tr>Terre : humain ?</tr>
 L'équipage ne reçut pas de réponse et dut renouveler sa demande.
 - Répondez, nom d'un satellite ! hurla Kilian, inquiet.
 - Calme-toi, gronda Max, ils veulent certainement vérifier leur réponse.
 Puis, au bout de ce qui leur sembla une éternité, l'écran afficha un message lapidaire :
 - <tr>Lune : peu probable.</tr>
 Maria poussa un cri d'horreur.
 - Ils vont nous tuer !
 Elle provoqua un léger vent de panique, Max se leva de son siège pour lui prendre le bras et la ramener vers lui. Il l'étreignit doucement et dut admettre, en son for intérieur, que le sort s'acharnait. Tous les jeunes gens avaient entendu le récit de leurs aïeux décrivant ces créatures flasques venues exterminer les survivants du cataclysme.
 Une voix les sortit de leur torpeur.
 - Max ! Alors, que fait-on ?
 Celui-ci regarda à l'extérieur la tempête qui s'amplifiait, lorsque Jo réapparut sur l'écran.
 - Bonjour commandant, comment s'est passé l'atterrissage ?
 - Malheureusement très mal, Jo. Nous avons perdu le corps du vaisseau, répondit Max, démoralisé.
 - Cela est entièrement de ma faute, j'ai été incapable de contrer des ondes d'origine non humaine. Mais me voici de retour, je peux à présent les contrôler.
 - Des vaisseaux aliens viennent dans notre direction. Peux-tu nous aider ? s'enquit le jeune commandant.
 - Oui, on se cache, ordonna Jo.
 Elle prit les commandes du vaisseau, démarra les réacteurs et, lentement, fit avancer l'engin sur la clairière, pour s'approcher dangereusement de la forêt. Elle accéléra puis coupa brutalement les gaz pour profiter de l'élan et poursuivre sa route dans les buissons. Le vaisseau, sur sa lancée, plia les arbres qui s'abattirent sur lui, le dissimulant partiellement.
 - Et maintenant ? demanda Maria.
 - On attend la fin de la tempête et on part, annonça l'Aca. L'ennemi devra arrêter ses recherches avec ce temps. À la moindre accalmie, nous fuyons. J'essaierai de créer une diversion sur leur réseau.
 - Tu peux faire ça ? s'étonna Max.
 - Je suis programmée pour vous protéger.
 - Et si nous échouons ? osa Maria.
 - Alors, entreprit Max qui pensait à voix haute, il faudra les tuer. Et il désigna du regard les armes dans les vitrines.
 - <tr><iframe src=captureTerre21></iframe></tr>
 Les jeunes se précipitèrent sur les écrans. Jason leur avait envoyé une nouvelle image de la Terre. On voyait des triangles suspects qui ne bougeaient plus et aussi quelque chose en forme de spirale, placé juste au-dessus de leur tête.
 - <tr>Lune : tornade. Mouvement stoppé. </tr>
 - <tr>Terre : Ok.</tr>
 Chacun se cala dans son fauteuil, examinant les cadrans, anxieux, quand Jo demanda :
 - Et maintenant commandant, où va-t-on ?
 - Je ne sais pas, répondit Max, mais on quitte ce continent.
 - Ok, dit Jo, alors partons visiter l'Europe.

 Tandis qu'Harus agonisait, suite à l'ingestion présumée de champignons empoisonnés, nous étions contraints au cantonnement. Une garde spéciale nous encerclait en attendant que notre sort en soit jeté. Il faut dire que la temporalité des Suriens différait de la nôtre. Craignant toujours de prendre la mauvaise décision, leurs débats s'éternisaient. Le temps que les trois ordres se mettent d'accord, Ferdinand, Céline et moi pûmes élaborer un plan. Nous nous étions réunis au second sous-sol de notre bunker, afin de nous protéger de tout contact télépathique.
 - Nous devons trouver un moyen d'aller au chevet d'Harus, proposa Ferdinand.
 - À quoi bon ? avança prudemment Céline. S'il est inconscient, il ne pourra pas nous défendre.
 Elle m'irrita.
 - Toujours aussi pessimiste ! Mais à quoi sert donc cette bonne femme ?
 La situation était grave, je n'avais plus de temps pour la politesse. D'une nature sereine, Ferdinand ignora ma remarque pour exposer son plan.
 - Je suis biologiste. Je ne suis pas médecin mais je peux élaborer un diagnostic. Du moins je le crois.
 - Un diagnostic sur un Surien ? coupai-je en ricanant. Depuis quand es-tu vétérinaire ? Ce qui nous tue les renforce peut-être. La preuve, Harus est toujours vivant ; avec ce que ses médecins ont retrouvé dans son estomac, nous serions probablement morts depuis longtemps !
 - Je n'y comprends rien ! jeta Ferdinand en frappant du point sur la table. Je suis certain de ne pas avoir ramassé ce type d'amanite.
 Céline suggéra :
 - Il l'a peut-être mangée tout seul cette amanite... je veux dire, sur le chemin, avant le déjeuner.
 Je la regardais d'un sale œil mais c'était en effet une possibilité. Dans tous les cas, je n'aimais pas la tournure que prenaient les événements. Nous n'avions jamais rencontré de problèmes avec les Suriens. Voir un extraterrestre de son vivant, quel scientifique n'en avait pas rêvé ? Par chance, cette espèce-là n'était pas belliqueuse et ne reproduisait pas le schéma humain de l'anéantissement. Après l'apocalypse, je dois l'avouer, cette rencontre avait un peu apaisé notre communauté. Elle fut accueillie comme une compensation pour tous les maux que nous avions endurés. Les contacts entre nos espèces s'étaient par la suite raréfiés. Depuis leur atterrissage remarqué sur le campus, il y avait de ça plus d'un siècle, nous n'avions revu les aliens que trois ou quatre fois. Mais nous aurions dû nous cacher au lieu de nous jeter à leur cou.
 Un soir, en descendant les escaliers vétustes qui conduisaient aux sous-sols du labo, nous entendîmes un signal bien curieux. Interloqués, nous nous précipitâmes vers nos anciennes consoles. Nul doute, nous recevions un signal. Regardant l'affichage, je m'écriais :
 - Ça alors, c'est un SOS. On peut même le géolocaliser, il est au milieu de la Méditerranée.
 - Tiens ! s'exclama Ferdinand.
 Et Céline, d'ajouter sur son ton le plus précieux :
 - Comme c'est curieux !
 Je lui décochai un regard noir. La promiscuité me rendait encore plus irascible que d'habitude. Elle avait le don de m'exaspérer mais feignit de ne pas le remarquer.
 - Mais qui cela pourrait-il être ? demanda-t-elle avec sincérité.
 Ferdinand et moi étions bien embêtés. Qui donc connaissait le morse sur Terre ? Je finis par lâcher, déboussolé :
 - Ma foi, à part un Surien, je ne vois pas.
 - J'en doute, corrigea Ferdinand, plus perspicace que moi. Premièrement, les Suriens ne connaissent pas le morse, deuxièmement, même s'ils le connaissaient, étant télépathes, ils n'auraient pas besoin d'émettre sur nos ondes.
 Je dus admettre la logique du raisonnement. Je n'aimais pas être bousculé dans ma routine et posai la question qui nous taraudait tous :
 - Mais alors qui ?
 - Franchement, affirma le directeur, ce ne peut être qu'un humain.
 - Il y aurait d'autres survivants, depuis tout ce temps ? s'émerveilla Céline.
 À cette seule pensée, elle se figea, le regard fuyant sous sa choucroute frisée. Un sourire s'était dessiné sur ses lèvres. Je dus admettre que l'idée avait de quoi surprendre.
 - Cela me semble une évidence, rétorqua Ferdinand.
 - Ou alors c'est un piège, suggérai-je.
 - Et après on dit que je suis pessimiste, ne put s'empêcher de remarquer l'historienne.
 C'est vrai que j'étais du genre suspicieux. Qui ne le serait pas avec une armée de dauphins sur pattes devant sa maison ? Cela allait finir en pugilas, quand Ferdinand se saisit d'un clavier et tapa un code en réponse à l'appel de détresse. Les échanges de signaux se multiplièrent.
 - Vivants, déclara-t-il. Il y a d'autres humains vivants.

 Depuis leur atterrissage, les jeunes Luniens n'avaient pas eu une seule minute de répit. La traversée avait été terrible, le climat sur Terre vraiment affreux. Il avait fallu constamment vérifier la pression, le sens du vent, contacter la base lunaire pour avoir des images météo et anticiper la navigation. Ils survolaient le vieux continent où tout n'était que désolation. En l'espace d'un siècle, la végétation avait repris ses droits, recouvrant des villages entiers. La guerre avait creusé d'énormes trous dans le sol et pulvérisé des bâtiments. Les jeunes gens étaient émerveillés, ils n'avaient jamais vu autant de couleurs à l'état naturel de toute leur vie. Du bleu, du vert, comme c'était beau ! Ils voulaient descendre de l'appareil pour fouler l'herbe aux pieds et respirer l'air pur. Car, sans conteste, l'air était respirable et la radioactivité au plus bas. La Méditerranée avait noyé sous l'eau bien des villes, aussi la campagne avignonnaise fit-elle l'affaire. Le vaisseau se posa sans grâce et ouvrit ses portes à des humains angoissés à l'idée de retirer leur casque. C'est finalement Max qui se lança le premier, respirant de grandes bouffées d'oxygène, à pleins poumons. Il ne put s'empêcher de rire et se roula dans l'herbe, comme un chien de l'ancien temps faisant la fête à son maître. Les autres l'imitèrent. Ce fut, certainement, le plus beau jour de leur vie. Un bonheur inexpliqué, primitif, archaïque, celui de retrouver son habitat. Ils s'enlacèrent et eurent une petite pensée pour ceux restés là-haut. Il fallait les ramener coûte que coûte. Il devait bien y avoir sur Terre d'autres vaisseaux intacts. Ils capturèrent des images qu'ils retransmirent à leur communauté.
 - <tr>Terre <iframe src=captureTerre32></iframe></tr>
 Un long silence enveloppa l'espace du cockpit en attendant la réponse des anciens qui devaient se réjouir de ces premières images depuis leur atterrissage. Des visuels porteurs d'espoir.
 - <tr>Terre : avons lancé mayday. Partons à la recherche de vaisseaux pour vous ramener à la maison.</tr>
 Éreintés, affamés, ils décidèrent d'une pause et s'écroulèrent littéralement sur leur siège, s'endormant comme des masses. Artur fut réveillé après plusieurs heures de sommeil par un cliquetis inhabituel. Cela semblait provenir de l'antique radio terrestre. Mais cette fois, non pas en émission mais en réception. Le jeune homme s'éveilla complètement, d'un coup, et propulsa son fauteuil vers la console. Fichtre, c'était bien un message codé. Mais comment était-ce possible ?
 - Kilian, réveille-toi, chuchota-t-il pour ne pas déranger tout le campement.
 - Mmmmh...
 - Réveille-toi ! insista l'autre qui avait besoin d'un avis.
 Tignasse ébouriffée, face blanchâtre, Kilian émergea d'un sommeil réparateur profond et bienvenu.
 - Quoi ?
 - Regarde ! dit Artur tout excité.
 Son doigt pointait vers le poste de réception.
 - Qu'est-ce que c'est ? fit Kilian intrigué.
 - Je ne sais pas.
 - D'où ça vient ?
 - Aucune idée.
 - Merde. Comment ça marche ce truc, s'excita enfin Kilian. Réveille Max.
 Artur se rua vers le fond de la cabine et secoua le bras du pauvre garçon, qui semblait à dix mille lieues de la Terre.
 - Max ! Max ! Bouge ! Allo ?
 Le jeune commandant se réveilla enfin, de mauvais poil. On lui expliqua le topo avant de l'installer devant la console. Max, qui avait la bosse des maths, avait déjà déchiffré d'anciens codes.
 - C'est simple, précisa-t-il entre ses dents. C'est du morse, un ancien langage de communication à distance. Il suffit de taper votre message ici, sur ce clavier, et il est immédiatement traduit. Pour effacer, il faut utiliser la touche « sup ». En général, on use de phrases courtes, au besoin sans verbe.
 - Qu'allons-nous leur dire ? demanda Artur.
 - Euh... bonjour. Et puis : qui êtes-vous ?
 - Ça me va, fit Kilian.
 - Moi aussi, confirma Artur.
 Max se mit à taper. Un traducteur imprima : « Survivants du laboratoire d'Ajaccio ». Les jeunes Luniens n'en croyaient pas leurs yeux. Ils trépignèrent de joie, se donnèrent de fortes accolades. Une pluie de questions s'échappa de leurs doigts. Comment était-ce possible ? Comment avaient-ils pu éviter les radiations ? Au bout de quelque temps, ils comprirent que les Terriens étaient dans une mauvaise posture. Il était question de Suriens, de bonne entente puis de discorde. Les jeunes Luniens étaient sidérés d'apprendre qu'une quelconque entente ait pu naître entre les deux espèces. Les imbéciles, comment avaient-ils pu se fier à ces bestioles ? Ils décidèrent de se rendre sur l'île de nuit. Leurs gardiens s'étaient apparemment absentés pour une urgence.

 La rencontre fut émouvante. Un équipage de quatre jeunes gens. Nous leur fîmes visiter le labo et on se mit à raconter toutes sortes d'histoires, plus étonnantes les unes que les autres. Max raconta comment l'empereur terrien s'était réfugié sur la Lune après le cataclysme. Il résuma en quelques scènes imagées le coup d'État du général Bonny et le conflit avec ces foutus Biolus. Son arrière-grand-mère avait risqué sa vie pour sauver son enfant. Elle se nommait Gaïa, comme la déesse des Suriens. C'était curieux. On sentait, dans le récit de Max, de la colère, une haine à peine cachée à l'encontre de ces maudits extraterrestres. Je le pris immédiatement en sympathie. Ferdinand ne tenta pas de le convaincre que les Suriens étaient pacifiques, se contentant d'énoncer d'autres faits. Il expliqua que les Suriens vivaient sur Terre depuis un siècle. À leur arrivée, ils étaient munis d'un message de l'empereur, un enregistrement que Ferdinand avait encore en sa possession. Il alla le chercher dans une boite bien en vue, posée sur son plan de travail. Il l'activa. L'image de l'empereur étant de taille réelle, les détails de ce volume étaient impressionnants. On aurait pu croire que le vieil homme était parmi nous, dans le laboratoire. Les chercheurs de l'époque, poursuivit Ferdinand, avaient respecté ses consignes, d'autant que leur curiosité scientifique les avait poussés à accueillir les aliens pour mieux les observer. Ils avaient récolté un nombre impressionnant de données sur eux : d'où ils venaient, où ils allaient, pourquoi ils erraient dans l'espace.
 - Méfie-toi, Ferdinand, coupa Max, ce sont des êtres sans cœur qui n'ont que faire de notre espèce.
 - Je comprends ton inimitié à leur égard, Max, mais ici, sur Terre, nous vivons en bonne entente avec eux.
 Je coupai sèchement :
 - Sauf depuis ce malheureux incident avec Harus.
 - Oui.
 Ferdinand sembla fâché de mon intervention mais je n'allais pas laisser passer une telle occasion. Pour une fois que je croisais sur mon chemin quelqu'un qui se défiait des Suriens ! Maria, une jeune fille séduisante aux cheveux bruns coupés au carré, avait patiemment écouté tous les récits et rappela les événements récents :
 - Notre cité s'est fissurée à cause de ces maudits Biolus. Nous avons découvert qu'ils avaient installé une sorte de réacteur sur la face cachée de la Lune.
 Nous restâmes interloqués. Nous ne savions même pas que les Suriens avaient repris les voyages spatiaux.
 - Mais, pour quoi faire ? s'enquit Céline.
 - Nous n'en savons rien, poursuivit Maria. Toujours est-il qu'il y a un lien entre cette machine et l'agonie des humains sur la Lune. Les nôtres ne survivront pas longtemps à cette catastrophe. L'urgence est de les récupérer pour les ramener sur Terre.
 Je m'étonnais :
 - Avec ce vaisseau ?
 Les jeunes gens échangèrent un regard accablé.
 - Disons, avança Kilian, que l'atterrissage ne s'est pas passé comme prévu. Notre appareil s'est abîmé en mer.
 - Si seulement nous pouvions parler à Harus, regretta Ferdinand dans un souffle, je suis sûr qu'il vous aiderait.
 Il commençait à m'énerver avec son obsession surienne alors que nous venions de retrouver tout un pan de l'humanité. Si nous en étions restés là, rien de toute cette histoire ne serait arrivé. Malheureusement, Max, qui cherchait par tous les moyens à retourner sur la Lune, demanda :
 - Et tu sais où il vit ?
 - Quelque part en Allemagne, au bord du Rhin je crois, près de l'ancienne Karlsruhe.
 C'est à ce moment-là que l'entité virtuelle de l'empereur intervint.
 - Excusez-moi. Je suis désolé de vous interrompre. Mais est-ce la Terre ? Comme elle a changé !
 Agrandissant la carte de l'Europe, il posa son doigt près du Rhin.
 - C'est donc là que se sont installés ces extraterrestres ?
 Nous étions tous abasourdis. Il agissait comme une entité autonome. Je le questionnai :
 - Vous reconnaissez le coin ?
 - Malheureusement non, tout a changé depuis le temps. Il semblait attristé.
 Je le taquinai un peu.
 - C'est un peu de votre faute tout de même !
 Max me regarda avec approbation, il fronça les sourcils, manifestement hostile à l'hologramme.
 - C'est vrai, répondit ce dernier, je n'ai rien pu faire. J'ai été dépassé par les événements. Quel gâchis.
 Le technicien qui dormait en moi se réveilla.
 - Excusez-moi mais, comment fonctionnez-vous ?
 - Mais comme n'importe quel ordinateur, en me connectant au réseau.
 - Et avez-vous conservé les souvenirs de l'empereur ?
 - Quelques-uns, oui. Nous étions plusieurs ambassadeurs comme moi à le représenter à travers le monde. Mais j'ai été le seul à avoir l'honneur de rencontrer des Suriens !
 Cette dernière phrase avait été déclamée avec fierté. Ferdinand montra un point sur la carte :
 - Nous pensons qu'ils sont ici. Faute de satellites, nous n'avons pas d'images récentes de cette zone mais ils nous ont expliqué qu'ils vivaient au bord d'un fleuve, près d'une chaine de montagnes, entre la Méditerranée et la Mer du Nord.
 - Nous n'avons rien remarqué en survolant la zone, s'étonna Max.
 - C'est que leurs habitations sont discrètes. Ils construisent des demi-sphères translucides sur la surface et creusent des galeries dans lesquelles ils vivent, précisa Ferdinand.
 - Vous voulez dire en souterrain ? s'enquit Artur.
 - Oui, c'est ça. Mais ils supportent très bien notre atmosphère, la gravité et notre biotope.
 - Nous avons quand même remarqué qu'ils portaient des capsules au museau, précisa Céline. Certainement pour rendre notre air respirable.
 La soirée avança, on remit l'empereur dans sa boite. Les jeunes gens firent un dernier rapport à leurs congénères restés sur la Lune, les rassurant. Ils avaient un plan : dérober un vaisseau biolu. Voilà enfin des perspectives qui me semblaient drôles. Entre ces jeunes Luniens et moi, le courant passa tout de suite. Nous avions un ennemi commun et, pour la première fois de ma vie, j'étais perçu comme un meneur.

 Le temps passa, nous installâmes nos invités dans des pièces chauffées du laboratoire. Puis, après une brève restauration, nous échangeâmes quelques bouffées de cigarette et de haschich.
 - Avez-vous remarqué, demanda Kilian, que la Corse est le seul coin sur Terre épargné par les intempéries ?
 Je ne compris pas la question. Il faut dire que j'étais dans un état de léthargie avancée. J'articulai enfin :
 - Quelles intempéries ? De quoi parlez-vous ?
 - Regardez, poursuivit Artur. Ce sont des images de la Terre capturées depuis la Lune. On voit très nettement des ouragans se former : ici, ici, ou encore ici.
 Céline se pencha sur l'écran du transmetteur. Cela ne faisait aucun doute, il y avait bien des tempêtes un peu partout sur Terre.
 - Ça alors, comme c'est curieux ! entonna-t-elle. Comment le savoir ? Nous ne quittons jamais l'île.
 - Jamais ? s'enquit Maria, surprise.
 - Jamais. On est né ici et nous avons tout ce dont nous avons besoin. Regardez cette beauté.
 - Oui, c'est vrai que c'est très beau, reconnut Kilian l'air songeur. Les Luniens étaient émerveillés par la luxuriance de la nature.
 De mon côté, je repensai à cette histoire d'ouragans. Cette nouvelle énigme gâcha ma bonne humeur. Je n'en dormis pas de la nuit. Dans une même journée, j'avais appris que nous n'étions plus seuls sur Terre, mais aussi que nous ne connaissions rien de notre planète. Car enfin, ces étrangers avaient posé une question restée sans réponse. Pourquoi et comment la Corse pouvait-elle être le seul coin du globe épargné par les intempéries ?

 Alors que Max et Ferdinand concevaient le plan de vol pour rejoindre le Rhin et contacter Harus, j'emmenais le reste de la troupe à la cueillette. Elle fut fructueuse, les arbres donnant encore quelques fruits. Si personne dans l'équipe à part moi ne s'intéressait aux plantes, il en allait autrement de ces jeunes Luniens qui s'immergeaient dans la nature pour la première fois. Tout ici-bas les émerveillait. J'entretenais également une serre que je fis fièrement visiter à nos hôtes : des courgettes et des salades qui poussaient vite, des choux de toutes les couleurs, également très fournis, et des pieds de tomates. J'étais assez content de ces plans, témoins d'une activité régulière qui seule parvenait à vider mon esprit. Maria, la biologiste, s'y intéressa particulièrement, examinant chaque pousse, m'assaillant de questions. Nous étions en grande conversation lorsque, soudain, le sol se mit à trembler mais aussi, curieusement, à grincer. On se regarda, interdits, nous demandant ce qui pouvait bien se passer. Au travers de la serre, je vis le ciel s'assombrir et se gonfler de nuages jaunis. En un éclair, la voûte céleste se fendit, menaçante, quand survint notre première apparition. De l'autre côté de la serre, devant nous, se tenait un être monstrueux, planté dans le jardin sur ses jambes velues et solides. La bête gueula, avant de disparaître comme elle était venue, avec son nuage et ses éclairs. Je n'avais jamais eu aussi peur de ma vie. Céline eut un malaise. Je finis par la gifler pour la ranimer alors que Kilian, Artur et Maria se groupaient autour d'elle, la soutenant par les bras. Ils la portèrent ainsi jusqu'au réfectoire. De leur côté, Ferdinand et Max, alertés par les cris, avaient surgi du laboratoire. Nous nous réfugiâmes à l'intérieur du bâtiment, sans demander notre reste. Les jeunes Luniens prirent des chaises pour bloquer l'entrée de la cantine tandis qu'à l'extérieur le soleil resplendissait de nouveau de tous ses feux. Céline, réveillée, se mit à crier. Elle demanda, anxieuse :
 - Bon sang, qu'est-ce que c'était ?
 Tout le monde prit la parole de façon désordonnée. Un monstre, déclara Maria, alors que je proposais, pragmatique : Une bête sauvage. Jamais vu, rétorqua Céline, L'air cruel, précisa Kilian, Et le ciel ! nota Artur.
 Ferdinand s'énerva :
 - Est-ce que quelqu'un peut nous dire ce qui vient de se passer ?
 Les déclarations reprirent de plus belle. On était dans la serre, expliqua Kilian, tandis que d'autres parlaient de tomates et de salades. Heureusement d'ailleurs qu'on n'était pas dehors, remarqua Artur, soutenu immédiatement par des Oh oui et des Oh lala. Le ciel s'est obscurci d'un coup, poursuivit Céline, des nuages partout, s'étonnait encore Maria, et puis soudain, ajoutai-je, un éclair ! Le brouhaha se reforma, chaque voix tentant de couvrir les autres. Max et Ferdinand se répartirent les groupes, Max écoutant le témoignage des Luniens et Ferdinand celui des Terriens. On avait beau tourner les récits dans tous les sens, il y avait eu une apparition dans le jardin, et pas des plus hospitalières. Une créature inconnue de nous, dont il faudrait rapidement parler à Harus. Artur et Kilian, habiles de leurs mains, réalisèrent un croquis de la bête. Nous décidâmes unanimement d'embarquer sans tarder pour le nord de la France. Nous avions prévenu les communautés lunienne et corse avec ordre, pour cette dernière, de ne pas s'aventurer trop loin des maisonnées. Personne dans l'équipe ne lambina, nous quittâmes le domaine précipitamment.