3 - SANS ESPOIR DE RETOUR

 Les Luniens s'étaient rassemblés dans l'antique vestibule gaien. Âgé d'une vingtaine d'années, ambitieux et fougueux, Max Junior, le visage d'un ovale parfait et une chevelure blonde qui le faisaient ressembler à un dieu grec, se leva et tendit le bras au-dessus de l'assemblée qui l'entourait.
 - Mes amis, entama-t-il, nous sommes réunis ici car l'unique cité qui tenait encore debout sur la Lune est en train de se fissurer.
 Clameurs dans la salle, les anciens questionnèrent d'un ton abattu :
 - Que pouvons-nous faire ?
 - Nous travaillons d'arrache-pied pour colmater des brèches çà et là, mais nous ne comprenons pas les causes de cette dégradation accélérée, expliqua un physicien.
 - En quoi est-ce accéléré ? rétorqua une mère de famille venue avec ses deux enfants. J'ai toujours entendu parler de ces satanées fissures.
 - C'est exact, reprit le physicien, comme embarrassé. C'est que...
 L'homme d'une cinquantaine d'années passa une main dans sa chevelure grise et bouclée avant de poursuivre dans un soupir.
 - C'est que, cette fois-ci, c'est bien toute la cité qui est en train de s'effondrer.
 Un silence assourdissant s'abattit sur la salle avant que des murmures ne commencent à bourdonner. À l'aide d'un vieux dispositif, un étudiant projeta sur l'un des murs des photographies du dôme. Craquements, verre brisé, failles. Le constat était accablant. Un diagramme présenta l'accélération du phénomène. Max Junior avait le regard vif et agité. Il réclama la parole :
 - C'est un signe ! s'exclama-t-il. Rentrons sur Terre ! Notre habitat nous abandonne. Pourquoi rester ?
 Les aïeux ricanèrent.
 - Nous avons passé notre vie ici, nos ancêtres sont enterrés ici. Je mourrai près de ceux que j'ai aimés.
 - Oui mais...
 En fin rhéteur, le jeune homme retourna dans sa tête la phrase qu'il souhaitait prononcer puis se ravisa. Il aurait tellement aimé leur dire à quel point les jeunes, dont il était le représentant, s'ennuyaient sur la Lune. Il se reprit.
 - Oui mais, peut-être que vos petits-enfants auront besoin de sécurité. Notre technologie est dépassée. Ce caillou n'est pas un habitat pour l'homme, d'autant que la radioactivité sur Terre a cessé d'émettre.
 -Tu es jeune mon garçon, je comprends ton empressement. C'est le goût de l'aventure. Moi aussi, quand j'avais ton âge...
 Les amis de Max le tirèrent par le bras pour l'amener à se rasseoir, ce qu'il accomplit à contrecœur. Avec eux, il avait échafaudé un plan pour leur première expédition sur Terre. D'abord, il y avait ce vieux vaisseau impérial dans lequel ils jouaient quand ils étaient enfants. Il n'avait pas décollé depuis un siècle mais semblait en parfait état de marche. Une merveille de technologie. Ensuite, il y avait ces jeunes physiciens et biologistes qui pourraient faire partie d'une seconde expédition pour mesurer l'habitabilité de la planète-mère. Ce fut Kilian, le visage boutonneux et ingrat, meilleur ami de Max, qui prit le relais :
 - Laissez-nous organiser notre retour sur Terre. Cela ne coûtera rien à la communauté.
 Les anciens reprirent leurs railleries, plus par tendresse que par moquerie :
 - Cela coûte toujours quelque chose à la communauté, mon petit. Tu emprunteras du matériel, des vivres, des hommes. Autant de choses qui viendront à nous manquer. Surtout à nous, les vieux, qui n'avons plus la force de nous occuper des tâches quotidiennes. Si toi et tes amis partez, qui arrosera les récoltes, vérifiera l'irrigation, la qualité de l'air et de l'eau ?
 Justement, se retint d'ajouter Max, il n'y avait rien de passionnant pour les jeunes dans ce programme. Tandis qu'explorer et reconstruire un monde. En voilà un projet ! Repartir de zéro, bâtir une utopie. Pourtant, c'était vrai, les anciens avaient besoin d'eux. La cité lunienne avait vieilli depuis l'arrivée massive des survivants terriens au siècle dernier, les vieux robots ne suffisaient plus à aider la communauté. Le débat se poursuivit durant des heures, jeunes et vieux prêtèrent une oreille attentive aux arguments des uns et des autres. Une graine avait été semée.

 La catastrophe ne survint qu'un mois plus tard. Max vérifiait les installations nanomatiques de la cité quand il entendit des cris dans la rue. Au début, il ne fit pas attention à ces rumeurs au dehors. Mais bientôt, il distingua quelque chose d'inhabituel dans les voix qui perçaient. Il sortit, inquiet, et distingua avec certitude des hurlements. Il s'avança, bousculé par des habitants affolés qui abandonnaient derrière eux leurs effets. Il poursuivit son chemin lentement, comme attiré par un événement invisible, inattendu mais fondateur. Une foule, à présent, hurlait et se pressait, fuyant le Trident et la Porte du Peuple. Il n'eut qu'à lever les yeux pour comprendre. Une énorme fissure avait brisé le dôme d'où s'échappait l'air de la cité, créant un tourbillon funeste, un aller simple vers le néant. Max recula, fasciné par la terrible vision. Des objets flottaient dans les airs, mais aussi des hommes et des femmes. Un bruit sourd se fit entendre, suivi d'un craquement sec. Max s'égosilla :
 - Dans les sous-sols, tous aux sous-sols !
 Dans sa fuite, il croisa une mère et son enfant paralysés par la peur. Il jeta le gamin sous son bras et agrippa la main de la femme. Sans courir, il les entraina d'un pas rapide pour ne pas s'épuiser inutilement. Les issues étaient nombreuses et sûres. La jeune femme pleurait et criait, désemparée.
 - Partez, partez, répétait-elle. Sauvez mon bébé !
 Pendant ce temps, le dôme se déchainait, comme vivant, s'exprimant par déflagrations successives, de plus en plus proches. Il fallait courir, se dépêcher.
 - Suivez-moi, lança-t-il à la jeune maman, la regardant droit dans les yeux. Ne vous retournez pas, courez lentement, à mon rythme. Venez !
 Et ils trottinèrent, dans les rues du quartier déshabité où personne ne les gênerait. Max connaissait une entrée qui avait été creusée à cet endroit. Mais, par malchance, la fissure les poursuivait de son craquellement bruyant, comme le tentacule velu d'un animal menaçant.
 - À cent mètres !
 Il se retourna et vit l'état désastreux du plafond de verre au-dessus de leur tête.
 - Vite ! Il faut se dépêcher !
 Mais la femme n'avait plus de souffle, elle le suppliait de partir, de sauver son enfant. Il la tira par le bras, fit de son mieux, mais quand le dôme céda il dut parcourir à grandes enjambées les quelques mètres qui restaient. Il eut tout juste le temps de se jeter dans les marches de l'escalier avec le nourrisson, descendit encore, ouvrit la porte et attendit. Attendit. Que la mère les rejoigne. Mais elle ne vint jamais.

 Les survivants, entassés dans le Terrier, étaient silencieux et désespérés. Le sous-sol avait été confortablement aménagé par les grands-parents de Max. La communauté qui s'y était réfugiée était emplie d'effroi, désemparée et endeuillée. Seul Max semblait capable de diriger un semblant d'organisation. Il connaissait ce labyrinthe par cœur, il y jouait enfant. Dans une vieille caisse dormaient des couvertures de survie. Un sac guère plus gros qu'un porte-monnaie se transformait en une sorte de lit de camp. Les Luniens s'entassèrent ainsi dans les salles et les couloirs de l'immense domaine, se réchauffant et se réconfortant les uns les autres. Il pénétra dans une salle de contrôle d'où il pouvait inspecter la surface de la cité. Il alluma le dispositif, des écrans s'affichèrent. Tout n'était que désolation. Le dôme éventré avait comme nettoyé les avenues et les places. On percevait, en suspension au-dessus des toits, des chaises, des tables mais aussi des enfants, des vieillards. Le silence absolu.
 Au matin, les fortes personnalités de la cité étaient rassemblées devant une carte interactive de la Cita Serenitas. Du café et du thé synthétique circulaient de main en main. Tout cela avait plus d'un siècle. Par un étrange coup du sort, les Luniens se trouvaient de nouveau confrontés à leur destin. Comment survivre ? Jeunes et vieux étaient assis les uns à côté des autres, sans affinité. Un ancien se lança :
 - Max, tu nous avais parlé d'un plan pour rentrer sur Terre.
 Affecté par les événements de la veille, le jeune homme avait perdu de sa verve.
 - Il y a bien ce vaisseau impérial. Il est posé à côté du Terrier, à l'extérieur de la cité. On pourrait y acheminer les survivants grâce aux estafettes militaires.
 L'aîné reprit :
 - Peut-il décoller ?
 Jason, assis par terre, adossé à l'un des murs de la pièce, le regard hagard sous sa tignasse bouclée, fut réveillé par la question. Il répondit sans ciller.
 - Max et moi l'avons bien étudié mais nous n'avons rien tenté. Tout fonctionne à bord, l'engin est comme neuf. Nous avons testé des réseaux secondaires mais nous ne l'avons pas vraiment démarré.
 Une voix dans la salle s'enquit :
 - Combien de temps pour le faire démarrer et s'assurer de son bon fonctionnement ?
 Max et son ami se consultèrent avant de répondre.
 - Vingt-quatre heures pour les tests finaux. À condition que tout aille bien. Sinon... cela dépendra de la panne.
 Une jeune femme demanda :
 - Avons-nous vingt-quatre heures d'oxygène dans le Terrier ? Max, toi qui as grandi ici, qu'en dis-tu ?
 - Il faut demander à Maria, elle est biologiste. C'est que... nous sommes nombreux...
 - Et combien d'oxygène dans le vaisseau ?
 - Il faut réactiver tout le mécanisme du bâtiment mais Maria s'est amusée un peu dans la navette...
 - Malgré l'interdiction ? ne put s'empêcher de gronder l'ancien maire.
 - Steve ! le réprimanda son adjoint.
 - Pardon.
 Max ne savait plus s'il fallait dire toute la vérité.
 - Disons que le vaisseau est vivable.

 Max et ses jeunes amis étaient aux commandes dans une immense salle de contrôle, à peu près aussi vaste que les salles du Terrier. Quelle belle machine, vestige d'une civilisation passée, à présent sur le déclin. Depuis l'adolescence, Max, Kilian, Artur, Maria et Jason organisaient des fêtes dans les sous-sols de la cité, s'autorisant en secret une petite retraite dans le bâtiment impérial. Durant les festivités, les jeunes aspiraient de l'hélium et buvaient allègrement de l'alcool de macis. Ce n'était un secret pour personne. On ignorait en revanche qu'ils squattaient le vieux vaisseau impérial laissé à l'abandon. Ils bravaient ainsi un interdit, allumant le système secondaire du vaisseau, le transformant pour une nuit en habitat ténébriste, un culte lunien voué au vide intersidéral. Ceci d'autant plus facilement qu'une entrée du Terrier se trouvait à proximité. On pouvait donc débuter la soirée dans le sous-sol et terminer la nuit dans le vaisseau. Maria y avait entrepris une recherche sur l'oxygénation, Artur avait investi les notes du psychiatre du navire et Max, épris de mécanique, s'était attelé à comprendre le fonctionnement de cette belle machinerie. Jason, de son côté, établissait des contacts avec le commandement du vaisseau depuis une salle de contrôle ensevelie dans la propriété souterraine. Mais tout cela restait théorique. Max avait convenu avec le maire qu'il ferait des essais autour de la Lune avant d'embarquer pour la Terre.
 Il s'était rendu dans le cockpit, à bord du vaisseau impérial, avec Kilian, Artur et de vieux robots qui, comme lui, avaient étudié le bâtiment. Tous les visages se tournèrent vers Max qui parcourait, sourcils froncés, le mode d'emploi de l'engin.
 - Allumage.
 Après cette simple consigne, tout ce petit monde s'activa. Et, en effet, quelque chose se passa. Une lumière tamisée éclaira la salle, émanant des matériaux mêmes.
 - Démarrage du vaisseau.
 Après un moment d'hésitation, les jeunes gens reprirent leur activité. Ils n'étaient jamais allés aussi loin dans leur simulation. Les robots semblaient se moquer de la maladresse de ces humains indignes de leurs lointains ancêtres.
 - Enlève tout de suite ce sourire narquois de ta face, Matteo, menaça Artur qu'un antique appareil dentaire faisait zozoter.
 Le robot s'exécuta. Artur, un blondinet au tempérament nerveux, était chargé de vérifier les niveaux. Il comparait à la hâte les graphiques de l'habitacle et ceux de son manuel. Physicien averti, il savait lire ces courbes mais était, comme tous ici, complètement dépassé par la mise en œuvre concrète de ces savants calculs. Soudain, sur l'un des écrans, apparut le visage lisse et rond d'une hôtesse virtuelle.
 - Bonjour, comment allez-vous aujourd'hui ?
 Max, Artur et Kilian scrutèrent l'écran, stupéfaits. Cette créature, avec un peu de chance, incarnait le pilotage automatique du vaisseau. Max se lança le premier.
 - Bonjour. Bien, merci. Et toi ? Comment t'appelles-tu ?
 - Je vais bien, merci. Je m'appelle Jo. Êtes-vous notre nouveau commandant ?
 - Certainement Jo, mais je crains de ne pas vraiment savoir piloter ce vaisseau.
 - Je suis là pour vous aider, commandant. Donnez-moi votre itinéraire et je vous conduirai à destination.
 Les jeunes gens s'exécutèrent et s'en remirent à cette icône vieille de plus d'un siècle. Pendant ce temps, Jason, dans le Terrier, entouré d'une horde de Luniens, suivait l'activité du vaisseau. Trente minutes plus tard, ce dernier se soulevait légèrement pour survoler la surface de la Lune à vitesse régulière, brassant en chemin une maigre poussière. Les jeunes garçons arboraient un large sourire, retransmis en direct sur l'un des murs du Terrier.
 - Ils ont réussi, s'exclama l'adjoint au maire.
 La communauté n'allait peut-être pas mourir d'asphyxie ou ensevelie sous cette roche inerte. Il y avait de l'espoir. Mais, à présent, d'autres craintes naissaient. Ils doutaient que ces enfants pussent se diriger correctement dans l'espace et transpercer l'atmosphère terrestre sans exploser comme une vulgaire météorite. Il fallait cependant progresser pas à pas. Sans ces jeunes gens, de toute façon, les Luniens n'avaient aucune chance de s'en sortir vivants. Ils gardèrent le contact avec le vaisseau tandis que ce dernier amorçait son survol de la face cachée de la Lune. Jason demanda, anxieux, à travers son micro :
 - Vaisseau impérial, vous m'entendez ?
 - Affirmatif. Ici, c'est le noir complet.
 Attentifs, les anciens semblaient confiants. Puis, une voix lointaine venant de la navette crachota de nouveau.
 - On voit quelque chose. Vous nous entendez ? On voit quelque chose.
 Jason s'enquit, inquiet :
 - Vaisseau impérial. Qu'est-ce que c'est ?
 - Je ne sais pas. Kilian et Artur sont en train de filmer. On dirait... un pieu ? Non, un forage gigantesque... C'est bizarre...
 Soudain, l'un des parents ordonna :
 - Revenez tout de suite. Nous ne sommes pas au courant. Rentrez !
 Quelques instants plus tard, le vaisseau se posa sagement près du Repaire, avant qu'un véhicule tout terrain ne ramène l'équipage auprès des siens. Toute la communauté s'était rassemblée, interloquée, aux bas des escaliers. Kilian et Artur se frayèrent un passage et projetèrent les images dans le salon.
 - Qu'est-ce que c'est ? pouvait-on entendre.
 - En quoi c'est fait ?
 Mais la réponse à ces questions vint d'un ancien.
 - Ce n'est pas humain.
 Tout le monde se tourna vers la voix lugubre de l'ancêtre Colonna, qui ramenait au souvenir de tous cette effroyable vérité.
 - Cette matière gris anthracite, je m'en souviens.
 Il poursuivit d'une voix tremblotante.
 - Nous serions incapables de fabriquer ce matériau.
 - C'est vrai, reconnut l'épouse du vieil homme. Nous ne les avons jamais vus mais nous connaissons bien leur vaisseau. Il avait l'air...
 Puis, après une brève hésitation :
 - ...vivant.
 - Oui, c'est ça ! confirma une troisième voix. Leur architecture semblait organique, tout comme cet appareil. Regardez ces tuyaux. On dirait des voies respiratoires. On les appelait les Biolus, des extraterrestres venus d'on ne sait où.
 Les plus jeunes s'assemblèrent devant la projection que Jason avait agrandie pour mieux discerner certains détails. Le public s'exclamait en remarquant les tuyaux extérieurs de la coque qui, effectivement, pouvaient rappeler la forme d'anciens insectes terrestres.
 - Mais qu'est-ce que c'est ? s'enquit Maria, curieuse devant le mouvement oscillatoire de la machine.
 - Aucune idée, répondit le maire. Mais j'en viens à me demander si ce n'est pas cet engin qui a provoqué les fissures de notre dôme.
 On pouvait distinctement percevoir le mouvement incessant du dispositif qui s'abattait contre le sol avec brutalité, tel un marteau sur une enclume, avant de remonter lentement au-dessus de la surface.
 - À chaque coup porté au sol, une poussée importante est émise, commenta Jason. On peut la mesurer à l'œil nu.
 - Mais à quoi sert ce truc ? Le nez sur le transmetteur d'Artur, Maria questionnait les physiciens du regard, qui semblaient aussi démunis que la biologiste.

 Après plusieurs journées de discussions et nuits blanches passées à tester des manœuvres sur l'énorme vaisseau, les Luniens prirent une décision. Seuls les volontaires effectueraient le premier voyage sur Terre. La moitié des plantes cultivées par Maria dans le vaisseau serait entreposée dans le Terrier. Quant aux vivres, une partie des pilules conservées dans le souterrain serait distribuée à l'équipage. Leur séjour sur Terre serait de courte durée. Une fois sur place, les voyageurs devraient chasser pour se nourrir. Les volontaires au départ étaient jeunes, les seniors qui avaient passé leur vie sur la Lune ayant refusé d'embarquer. Mais cet argument cachait mal le fait qu'ils avaient également peur de mourir au cours d'une explosion qui pourrait se produire lors de l'entrée dans l'atmosphère. Cependant, les vieillards étaient suffisamment avisés pour dissimuler leurs craintes aux intrépides juniors. Les adieux furent déchirants. Nul ne s'était jamais aventuré au-delà de la cité de la Sérénité. Seulement cinq volontaires furent sélectionnés d'après leurs compétences : Max, Maria, Kilian et Artur, tandis que Jason préféra rester sur la Lune. De là, il les guiderait. Un mois, c'était le temps dont ils disposaient pour revenir chercher les survivants luniens. Au-delà, les vivres viendraient à manquer.

 Harus avait succédé à son père. Il n'était plus l'être frivole que nous avions connu dix ans plus tôt. Quel gâchis. C'était triste de voir le déterminisme s'abattre sur ces êtres. Comme si le dressage de l'éducation l'emportait sur les tendances personnelles. Le Sage parmi les Sages faisait à présent deux fois ma taille, je détestais ça. Il dut le sentir car, pour me calmer, il plongea son regard dans le mien. Mes sentiments changèrent, je le trouvai superbe, dans sa nudité qu'auréolait une sorte de voile numérique aux reflets blancs. À présent, le Surien maîtrisait son hyperperception, nous n'avions plus besoin de lunettes de protection. Le regard fuyant ou à peine dirigé vers ses hôtes, jamais insistant, il en imposait. Pour la célébration de la rencontre entre nos deux espèces, toute l'équipe de recherche s'était mise au travail. Je désapprouvais cette fête commémorative.
 - Franchement, confiai-je à Ferdinand, je ne vois pas ce qu'il y a à fêter !
 Le directeur m'écoutait d'une oreille distraite. Je pestais malgré tout.
 - Est-ce que nous célébrons la fin du monde et l'arrivée de colons extraterrestres ? Nous devrions être en deuil et non en liesse.
 Ferdinand, pour toute réponse, leva les yeux au ciel. Les autres ne m'entendaient pas. En fait, ils ne me demandaient même plus mon avis. Les occasions de faire la fête étant rares, personne ne comptait s'en passer. Cueillette de champignons et de fruits rouges, chasse au sanglier, le repas ferait honneur à nos invités. Ils étaient au moins une dizaine de géants phosphorescents conviés aux festivités : un responsable de chaque ordre, son bras droit et son novice. Ici, en Corse, l'automne était arrivé et Ferdinand se mit en devoir de transmettre à Harus tout son savoir sur les champignons autochtones. Le Surien semblait fasciné par la démonstration.
 - Tu peux reconnaître les cèpes à leur chapeau brun mais surtout, quand tu les retournes, au fait qu'ils n'ont pas de lamelles, tu vois ?
 Ferdinand croyait percevoir un sourire enfantin poindre sur le coin des lèvres du Surien. Un anthropomorphisme, lui dis-je, sachant que les aliens, arrivés à maturité, n'éprouvaient plus d'émotions. Harus, pourtant, était sincèrement émerveillé par le discours de Ferdinand. Il lui avouera qu'il portait le masque de la sérénité pour faire honneur à sa charge mais sa vraie passion était ailleurs. Elle était là, dans Gaia, au milieu de cette nature diversifiée et luxuriante. Comme il avait raté sa vie ! Dorénavant, il venait de le décider, il reprendrait sa recherche et ses explorations. On appela Ferdinand au réfectoire, où cuisait le déjeuner. Nous abandonnâmes Harus avec son sac empli de champignons. Ce dernier poursuivit seul ses flâneries. Il tomba certainement sur des cèpes, je le vis de loin les retourner pour examiner l'envers du chapeau, les renifler. Je le vis faire la grimace puis descendre la vallée, apparemment ravi de sa promenade. À table, Harus se sentit de plus en plus vaseux. Du bleu, il passa au gris, ce que ses congénères ne manquèrent pas de remarquer. Ella, responsable de l'ordre politique, conseilla à ses amis suriens de cesser l'ingestion des plats. Ferdinand ausculta Harus. Évidemment, sur des Suriens, la visite médicale devenait compliquée mais notre directeur remarqua toutefois la gorge gonflée du malade, le changement de « teint » et suggéra de lui faire rendre son dîner. Les immenses bestioles assises autour de la table se levèrent manifestement fâchées, lâchant des cris et des ondes télépathiques qui enserrèrent nos têtes dans un étau invisible. C'est sur cet affreux malentendu que nous nous séparâmes, mes amis et moi laissés pour morts, les Suriens persuadés d'avoir été volontairement empoisonnés. Si seulement cela avait pu mettre fin à nos relations, si par bonheur ils étaient remontés dans leur navette pour s'enfuir dans l'espace. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées, bien au contraire. Ces bêtes-là avaient bien l'intention de rester.

 On aurait pu dire que les Luniens s'étaient laissé tomber de la Lune sur la Terre, comme la pomme tombait d'un arbre. En effet, il fut difficile aux physiciens de calculer la trajectoire adéquate pour traverser élégamment la robuste atmosphère terrestre. Ils s'en étaient donc remis à Jo. Retour sur Terre certes, mais pas vraiment un retour heureux. Si les jeunes gens s'étaient entrainés à démarrer et alunir sur la caillasse sèche du satellite, la force de gravité terrestre était sans commune mesure avec tout ce qu'ils avaient connu auparavant. Rien ne se passa comme prévu. Jo veillait sur le vaisseau et calculait les manœuvres adéquates à effectuer, lorsqu'elle sentit ses forces défaillir. Lancés comme une flèche dans le ciel, ils pénétrèrent l'atmosphère avec une telle violence qu'ils finirent par s'évanouir.
 - Commandant, je sens des interférences. Commandant, m'entendez-vous ? lança l'Aca.
 Max et ses amis étaient inconscients, tandis que la voix affolée de l'agent virtuel répétait d'un ton plaintif :
 - On m'attaque, commandant, je dois riposter. Le vaisseau est en danger. Commandant ?
 La carlingue usée prit feu, ce qui déséquilibra l'appareil. Il dégringola du ciel comme une toupie puis se stabilisa plus ou moins en tournoyant cette fois à l'horizontale, se présentant à l'atterrissage tantôt par la tête, tantôt par la queue. Les jeunes pilotes qui avaient repris connaissance ne savaient si cela avait vraiment de l'importance.
 Les Luniens restés dans le Terrier avaient entendu l'appel désespéré de Jo et alertèrent l'équipage. Ensemble, ils décidèrent de sacrifier le vaisseau ivre et de mettre fin à cette expérience en éjectant le cockpit. Cette décision douloureuse signifiait qu'on ne pourrait plus retourner sur la Lune récupérer les survivants. Toutefois, si l'équipage du vaisseau impérial périssait au cours de l'atterrissage, cela n'aiderait guère davantage. Ils s'expulsèrent, aux commandes du cockpit transformé en petit vaisseau, s'éloignèrent à toute allure, contemplant avec effroi, comme fascinés, l'immense bâtiment s'abîmer en mer. Le choc créa des ondes dans l'eau qui soulevèrent la mer pour former une vague déferlante, tel un raz-de-marée. Lentement, le rouleau avança vers les rives lointaines, s'éloignant de son épicentre à vitesse constante. Le petit vaisseau aborda la rive d'un continent majestueux, toujours en contact avec les anciens sur la Lune, mais sans pouvoir renouer avec Jo. Après un atterrissage fracassant, le silence régna dans le cockpit. Un bref contact radio annonça aux anciens que l'équipage était vivant. Leur rire timoré traduisit à la fois le soulagement de les savoir en vie et le désespoir de se savoir perdus.