5 - LE REGNE DU CHAOS

 En chemin, Ferdinand fut habité par des visions que lui adressait Harus, montrant des choses étranges, assorties de sentiments intenses comme la peur ou la peine. Plus le vaisseau s'approchait de l'ancienne frontière allemande, plus ses visions s'assortissaient de convulsions. Ferdinand était en sueur. Nous dûmes délibérer. L'équipage, contre l'avis de Céline, décida de s'en remettre à moi car j'étais, selon eux, le plus expérimenté. Je me demandais si nous devions nous obstiner à chercher Harus alors que les Suriens eux-mêmes tentaient de nous en dissuader. Ferdinand me supplia de continuer. Je cédai comme un idiot.
 En contact avec la Lune, Max dirigeait les manœuvres d'Artur et Kilian. La maturité de ces gamins m'épatait. Maria, dotée d'un solide esprit d'initiative, avait allongé Ferdinand dans une petite salle en retrait, tandis que ses visions s'intensifiaient. Il claquait des dents, voyait la bête apparaître face à lui dans un noir glacial. Il était horrifié, voulait fuir, ce qui se traduisait par des mouvements désordonnés des bras et de la tête. Les yeux du malade allaient sortir de leur orbite, le visage était convulsé, mon ami devenait méconnaissable. Maria, couvée par le regard admiratif de Max, l'attacha et lui injecta une dose de tranquillisant. À l'approche du village surien, ses visions s'estompèrent et Ferdinand se mit à baragouiner dans une langue inconnue. Il finit par s'endormir. J'étais inquiet, la mission devenait périlleuse. Je réfléchissais à la façon de limiter les risques.

 Le village surien était désormais bien en vue. Une fumée épaisse, qui semblait provenir du cœur du village, s'élevait dans les airs. Le danger étant évident, Céline préconisa la fuite mais j'avais dans l'idée que nous ne pouvions plus reculer. Les gardes suriens reviendraient sûrement nous chercher en Corse. Selon moi, si Harus était apparu à Ferdinand, c'était qu'il pressentait notre visite. Nous devions poursuivre. Lorsqu'il se réveilla, Ferdinand semblait remis, bien qu'encore un peu fatigué. Céline essaya de le convaincre du danger, mais il ne l'écouta pas, bien décidé à continuer, avec ou sans notre aide. Je décidai donc de l'accompagner. Avec maintes précautions, la navette atterrit sous une pluie violente. On la parqua près d'un arbre, la végétation nous protégeant des intempéries. Ferdinand, très affaibli, fut extirpé de la machine à bout de bras. Il pouvait à peine marcher. Soudain, des nuages s'amoncelèrent d'une façon inhabituelle et le ciel se fendit d'un éclair jaunâtre. Céline hurla de frayeur. Agacé par cette menace inexpliquée, je retournai dans le vaisseau pour y récupérer des armes. Suffisamment en tout cas pour que tout le monde puisse se défendre. Céline vacilla sous le poids du fusil atomique mais, percevant mon humeur massacrante, se garda bien d'une quelconque remarque. J'entonnais, d'un ton agressif :
 - Écoutez-moi bien, on ne sait pas ce que l'on va trouver là-dedans. Mais manifestement, quelque chose ne tourne pas rond. Qui reste dans le vaisseau ?
 - Artur et Kilian sauront décoller en urgence, suggéra Max. Ils devraient rester dans le rafiot avec Ferdinand.
 Je le savais fort bien mais mon ami, lui, ne voulut pas entendre raison.
 - Moi, je veux bien rester avec Artur et Kilian, offrit Céline dans une lâche précipitation. Il faut bien un Terrien pour se repérer dans la zone et je suis la plus qualifiée en géographie.
 Je sentis d'abord monter en moi une antipathie spontanée, mais une petite voix me fit remarquer qu'elle était âgée et peu dégourdie. Elle risquait tout bonnement de nous faire repérer, sinon de se faire tuer. Je l'approuvai donc et Ferdinand, Max et moi partîmes à l'intérieur du village surien, anormalement silencieux et démuni de gardes. Bien que télépathes, les Suriens émettaient toujours de petits sons, comme des claquements, pour se repérer dans l'espace. À l'échelle d'une ville, cela aurait dû produire un bruit de fond typique. Mais là, rien. Nous décidâmes de rester discrets en nous passant de radio.

 Nous nous engageâmes en silence dans la cité endormie. Nous avancions avec précaution, tant celle-ci nous paraissait sombre et peu engageante. Le feu avait consumé toutes les plantes mais une odeur de viande cuite indéfinissable embaumait également l'atmosphère. La nausée me prit à la gorge. Les visions de Ferdinand devenaient moins précises mais il semblait savoir où se diriger dans ce labyrinthe de végétation. Je n'avais qu'une envie, me tirer de là. De nombreux trous dans le sol délimitaient l'entrée d'un terrier géant, dans lequel il aurait été aisé de s'engouffrer. Ferdinand eut le sentiment qu'il fallait continuer d'avancer. Au fur et à mesure, l'odeur de viande brûlée paraissait plus forte, jusqu'à devenir insoutenable. Lorsque je croisai sur mon chemin un grand cerf à moitié dépecé dont le cœur battait encore, je finis par dégobiller. Je protégeai mes voies respiratoires avec ma veste avant de découvrir au bout du chemin le charnier d'où se dégageait cet effluve nauséabond. Un massacre. Je vomis de nouveau le peu de repas qui tapissait encore mon estomac. Dans un trou de plus de quatre mètres de large, de long, et de profondeur, les corps carbonisés d'un groupe de Suriens, jeunes et adultes, étaient entassés dans des positions indescriptibles. Les faces grimaçantes de ces créatures aux traits pourtant impassibles fendaient le cœur. À présent, les visions de Ferdinand avaient totalement déserté son imagination. Il était sidéré, le visage blême, comme nous tous. Il s'agenouilla devant ce tombeau à ciel ouvert, quand il aperçut autour du cou de l'une des victimes un médaillon à l'effigie du monde fermé d'Harus. Mon ami en possédait un exemplaire similaire que lui avait offert le sage au moment de son intronisation. Il fut soudain attiré par l'objet sur lequel il posa sa main, animé par une envie irrépressible de contact. Tandis qu'il touchait le médaillon, l'image du vieux sage se matérialisa dans l'espace. Je reculai devant cette apparition, mais l'image disparut aussitôt. Ferdinand recommença la manipulation, maintenant cette fois le contact. Il écouta religieusement le message venu d'outre-tombe. Pour ma part, je n'entendais plus ce que le Surien disait tant j'étais angoissé, le cerveau clairsemé. Moi, toujours si affirmé, je n'avais plus aucune certitude. Le monde cartésien que j'habitais se fissurait toujours plus depuis deux jours. Qu'était-il en train de se passer ?

 Dans le vaisseau, Artur, Kilian et Céline semblaient peu rassurés. Le site n'avait rien d'accueillant. La cité, à y regarder de plus près, avait été attaquée. Comment expliquer sinon un tel manque d'activité ? Pas un seul indigène en vue. Il n'y avait pas non plus, avaient-ils noté, de bruits d'animaux, comme les chants d'oiseaux ou les cris de singes si répandus sur Terre. Ce silence était inquiétant. Ils communiquaient avec Jason, qui était en quelque sorte leurs yeux. Le poste de contrôle lunien avait beau parcourir le site terrestre, il ne trouvait rien qui put ressembler à des habitations ou des Suriens. Jason entreprit alors de balayer un territoire plus large d'une trentaine de kilomètres avec son télescope. Rien. Kilian communiquait également avec nous. Je leur signifiai que nous étions sur le chemin du retour. Il entreprit alors de démarrer le vaisseau. Dès que l'engin émit un léger cliquetis, un éclair fendit le ciel, annonçant l'arrivée d'une de ces hideuses créatures qui se jeta sur le cockpit en vociférant, provoquant à bord une panique sans nom. Céline et Kilian hurlaient tandis que l'animal sautait sur la vitre dans la ferme intention de la briser. Lorsqu'il s'approcha du cockpit, Kilian croisa le regard de la lourde bestiole, toute en muscles. Quelque chose se passa, une étincelle dans les yeux du fauve qui disparut comme il était venu.
 Nous arrivâmes après cet épisode, Ferdinand tenant fermement dans sa main le médaillon arraché au corps calciné. Nous avions le cœur lourd. J'ordonnai :
 - Direction l'Amérique, d'un ton qui n'acceptait pas la contradiction.
 - C'est où ? demandèrent les jeunes garçons.

 La traversée fut longue et monotone malgré une nature hostile aux éléments déchainés. Je déprimais. Tout autour de moi allait à vau-l'eau, il ne restait plus rien de mon ancien monde. Les Suriens nous détestaient, nos alliés avaient été décimés, et aujourd'hui, cerise sur le gâteau, je m'exilais. Je ne réalisais que maintenant que nous survolions la Terre, Céline, Ferdinand et moi, pour la première fois, alors que nous n'avions jamais quitté la Corse. J'avais l'impression d'être un pecnot à côté de ces morveux qui venaient de la Lune et pilotaient un vaisseau avec une aisance insultante. J'avais besoin d'une bonne rasade d'un alcool fort, mais rien de tel à bord. Je devais donc subir les aléas de la mélancolie qui me gagnait et amollissait mon esprit. Je chouinais comme une jeune fille, me voyant enfin sans fard, devant ma pathétique médiocrité. Victime de dépression chronique, j'essayais tant bien que mal de le cacher. Je ne pipais mot, attristé, et fus même tenté par la prise de médicaments. Mais j'étais plus fort que ça, je le savais.
 Ferdinand, mon vieil ami, était dans un piteux état. Je décidai de m'occuper de lui pour me détourner de mes idées noires. Je dus admettre que Céline, dans les moments graves, se révélait d'une exceptionnelle loyauté. Elle veillait sur notre directeur comme une mère sur son petit. Épuisé par ses spasmes, Ferdinand somnolait. L'équipage, depuis qu'il avait quitté le village surien dans l'ancien pays allemand, tentait de contacter Ella. Un nouveau message de détresse fut donc émis durant le trajet qui nous conduisit d'Europe vers le continent américain. Nous emportions avec nous de fort mauvaises nouvelles et je me voyais mal annoncer la mort d'Harus aux Suriens. Ma lâcheté me faisait honte. J'espérais qu'ils pourraient lire dans nos pensées et nous éviter ainsi de délivrer ce funeste message. L'ordre politique des Suriens était peut-être déjà au courant de ce qui avait ravagé ses frères dans le monde fermé. Dans ce cas, ils devaient être sur la défensive. J'avais partagé mes inquiétudes avec les Luniens et nous nous demandions comment éviter de nous faire tuer.
 - Peut-être qu'Ella saura vous reconnaître, suggéra Max tandis qu'il malaxait son menton, soucieux.
 - Possible, répliqua Céline sans trop de conviction, mais pour lui nous restons ceux qui ont empoisonné Harus.
 - Purée de satellite, lâcha Kilian. Je ne donne pas cher de notre peau.
 Ferdinand se réveilla, parfaitement remis cette fois. Silencieux, il manipula le médaillon alien d'un air songeur. L'objet restait obstinément muet. Finalement, il intervint :
 - Écoutez, il est inutile de risquer vos vies. Voici ce que je propose. Nos missions divergent. Au nom de mon amitié avec Harus, je me dois de remettre ce médaillon à Ella. Mais rien n'exige le même sacrifice de votre part. Céline, Louis, vous pouvez m'attendre dans le vaisseau. Max, tu dois retourner sur le Lune. Pourquoi ne pas nous séparer ? Déposez-moi dans une clairière, j'emprunterai l'une de vos motos.
 - Vous ne savez même pas les piloter ! rétorqua Kilian.
 - Vous m'apprendrez.
 J'avais bien des défauts, mais Ferdinand était mon ami. Pas question de l'abandonner. Ce n'était pas du courage, loin de là. Quelque chose de profond en moi m'enjoignait de ne pas me séparer des miens. Je déclarai :
 - Mieux vaut rester au moins en binôme, Ferdinand. Je t'accompagnerai, je serai armé.
 - C'est une bonne idée, admit Max. De mon côté, je partirai à la recherche d'un vaisseau. Je propose de laisser une équipe dans ce qui reste du vaisseau impérial. Ceux-là seront chargés de maintenir le contact avec nous et nos compagnons luniens.
 - Je viens avec toi, s'écria Kilian, inutile de risquer la vie de Maria.
 - Je ne suis pas une petite fille et je peux très bien me débrouiller, répliqua-t-elle vexée.
 - Les femmes restent à bord, décida Max, au grand soulagement de Céline.
 S'ensuivit une dispute entre Maria, Kilian et Max, chacun cherchant à protéger l'autre.

 Nous arrivâmes le jour suivant près de la clairière où les Luniens avaient atterri une semaine plus tôt. Si une mer de nuages s'étirait dans un ciel impénétrable, aucun éclair ne venait jaunir le paysage. Manifestement, les apparitions européennes ne se prolongeaient pas en Amérique. On cacha l'embarcation impériale dans un bois, sous une pluie incessante et un vent violent. Deux motos silencieuses s'extirpèrent finalement du vaisseau. L'une avançait droit, l'autre par circonvolutions. Jason, à plus de quatre cent mille kilomètres de là, exploitait les formidables ressources du Terrier pour nous guider.
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 L'image, retransmise au cargo impérial, fut ensuite répercutée sur nos casques de motards.
 - On approche, nous indiqua Max, alors que nous les suivions péniblement. Nous allons vous laisser ici. Nous resterons cachés jusqu'à ce qu'une opportunité se présente. Je vous souhaite bonne chance.
 Ferdinand, accroché à l'arrière du biplace, le remercia tandis que je dépassais nos camarades luniens pour me diriger vers la cité surienne, dans une trajectoire chaloupée. J'aimais bien cet engin, pas si différent, au fond, de nos antiques motos. Avant même que nous ayons atteint les portes de la majestueuse cité, l'énergie de ma bécane fut coupée. Je râlai, alors que la machine refusait de redémarrer.
 - Je crois que les Suriens nous ont repérés...
 Je n'eus pas le temps d'achever ma phrase qu'une force vint presser mon crâne. Nous hurlâmes tous deux de douleur avant de tomber au sol. Nos vêtements, déjà trempés, furent recouverts de boue, quand l'élancement cessa. Assommés, nous nous étions relevés de façon mécanique et marchions malgré nous vers la cité. Une embarcation étrange s'engagea sur le chemin pour venir à notre rencontre. La cité d'Ella était sans commune mesure avec celle d'Harus. Les habitations translucides s'étiraient à la verticale, pointant vers le ciel des flèches vertigineuses et décidées. Des architectures géométriques, aux formes circulaires ou coniques, assemblées avec grâce parmi une végétation luxuriante, produisaient une impression de puissance titanesque sur nous.
 Nous fûmes conduits dans l'une de ces splendides habitations afin, nous l'espérions, de rencontrer le grand Ella. Hélas ! Ce ne fut pas lui qui nous reçut mais un sous-fifre du grand Saura, le plus redouté des trois Sages, le moins doué d'émotions, si cela était techniquement possible.
 - Qu'est-ce qu'il fout là celui-là ? demandai-je à Ferdinand, dépité.
 Là était bien la question. Chaque ordre s'était installé dans une partie du monde. Les paisibles sages de l'ordre éthique avaient choisi le monde fermé de la Méditerranée. Les intellectuels de l'ordre politique avaient élu domicile dans le monde ouvert des Amériques. Et l'ordre militaire, plutôt spartiate, avait choisi le monde ramassé australien. Jamais les trois ordres n'étaient réunis, sauf en cas de décision nécessitant la collégialité. Comme par exemple, se souvint Ferdinand, l'état de guerre. Ne sachant trop comment montrer son respect, Ferdinand se plia en deux devant le géant surien et annonça :
 - Bonjour, j'ai un message à remettre en personne à Ella.
 Ferdinand aurait peut-être dû y mettre plus de rondeurs mais, après tout, on était chez nous, bordel.
 - Pour que tu le tues comme tu as tué Harus, perfide Terrien ?
 Bon. Je sentis tout de suite que nous n'étions pas prêts de remettre notre foutu message. Ferdinand se défendit : Harus était son ami, fils du grand Sage qui avait connu son propre père. Mais ce Surien n'avait pas l'intention d'entendre raison. On se chargerait de notre sort demain.
 - Mais... qu'est-ce qu'il y a demain ? demanda Ferdinand.
 Nous ne savions que trop bien ce qui se passerait le lendemain. Ferdinand essaya de plaider notre cause mais le Surien ne voulut rien entendre. On nous emmena au cachot. Là, stupéfaction. D'autres prisonniers humains, jaunes de frayeur, vêtus de haillons, presque des sauvages, s'entassaient dans une geôle humide et malodorante. Chaque jour, mon monde s'étiolait davantage. Et nous qui, comme de sombres cloches, pensions être les derniers survivants sur Terre. Je commençais à y voir un peu plus clair. Nous avions été maintenus dans une docile obéissance dans notre Corse natale. Pourquoi ne pas nous avoir informés de la présence d'autres communautés humaines ? Il me semblait soudain curieux de n'avoir jamais envisagé de prendre le large. Moi qui aimais la mer, cette possibilité ne m'avait jamais effleuré, je m'étais toujours contenté de faire le tour de l'île. Je suspectais à présent le père d'Harus et Harus lui-même d'avoir manipulé nos esprits. Je devenais parano. La colère refaisant surface, je me sentais mieux.

 Ferdinand et moi entreprîmes de faire le tour de la cellule pour ausculter les prisonniers. Ils étaient robustes et musclés, la peau tannée par le soleil. Ils semblaient propres et en bonne santé, malgré quelques mauvaises toux dues aux conditions de détention. Pourtant, ils faisaient peine à voir. Comme revenus aux premiers âges de l'humanité, ils étaient vêtus de tissus grossiers et portaient aux pieds des morceaux de cuir rapiécé. Bien que déboussolés, nous étions heureux de constater que l'espèce humaine s'agrandissait de jour en jour. À grande joie, grande peine car, le lendemain matin, toujours accusés d'avoir tué un Surien, nous apprenions que nous ferions toute une bataille en première ligne. Quelle bataille ? Et le médaillon ? J'interrogeai les humains autour de nous, mais ils me répondirent en vieil anglais. Je ne compris qu'un mot : « war ». Ferdinand tenta de nouveau de défendre notre cause, mais on nous emmena avec brusquerie sous le regard apeuré de nos nouveaux camarades qui embarquaient aussi. « Murder » dirent les English. Et Ferdinand de comprendre que des exactions avaient été commises sur le territoire. Ou peut-être s'agissait-il du murder d'Harus. Il y avait erreur sur la personne, nous n'y étions pour rien. Il fallait absolument trouver un moyen de parler à un officier. Mais qu'arrivait-il aux Suriens si pacifiques habituellement ? Nous étions ébahis. Je dus admettre que rien de tout cela ne serait arrivé en la présence d'Harus. Nos Suriens étaient plus gentils que les leurs.
 Des chasseurs suriens prirent les humains en charge. Ils nous passèrent une laisse autour du cou, nous munirent d'une sorte d'aspirateur ventral que l'on enfilait comme un sac à dos à l'envers, et nous poussèrent dans une navette sur le départ. Nos nouveaux compagnons nous expliquèrent dans leur langue « dogs ». Mimant des scènes très vivaces, nous ne comprîmes que trop bien que nous allions servir de... chiens. Assis dans la soute du vaisseau avec le reste de la cargaison, nous survolâmes à vive allure le territoire surien avant de prendre de l'altitude et fendre l'espace. Moi qui n'avais pas fait cent kilomètres en un demi-siècle, je voyais à présent la taille de la Terre diminuer. L'un de nous deux, Ferdinand ou moi, se pissa dessus. Une secousse, puis nous voici devant une planète tournant autour de deux soleils.
 - Une planète circumbinaire, ne put s'empêcher de commenter Ferdinand.
 J'étais furax. Qu'est-ce que cela pouvait bien nous foutre de savoir comment nommer cette planète ? Mais je compris vite que Ferdinand était dans un état second. Le vaisseau approcha de sa cible, traversa un nuage de poussière avant de se poser au sol. Après une heure de survol, on nous donna enfin à manger et une tenue pour nous changer.
 La suite fut horrible. Après le repas, nos gardes, qui nous maintenaient en laisse, nous firent traverser à pied une cité incendiée. À terre, des cadavres suriens mais aussi ceux d'autres espèces. Le dégoût me saisit. Je voulais rentrer chez moi et fus pris de coliques. Ferdinand discuta avec deux pauvres gars qui servaient, plus loin, dans les lignes suriennes. Il partagea avec eux un morceau de pain qu'il avait gardé précieusement au fond de sa poche, guère plus grand que son pouce. Ils l'en remercièrent avec effusion. Morts de fatigue, ils expliquèrent en ancien espagnol qu'ils avaient servi à débusquer les blessés dans l'attaque contre ce qu'ils nommaient les Xu. Il était apparu à tous que, pour une raison inexpliquée, ces Xu n'abattaient pas les humains, ne s'en prenant qu'aux aliens. En entendant leur récit, dans une langue un peu plus familière, nous n'en menions pas large. Nous poursuivîmes notre route, traversâmes quatre ou cinq villages où toutes les créatures avaient été abattues. Tirant sur ma laisse, je trouvai un coin à l'abri des regards pour me soulager. Je devais me ressaisir rapidement. Ferdinand, pour sa part, avait perdu les pédales. Bien qu'occupé à mes petites affaires, je le surveillais du coin de l'œil : il regardait autour de lui l'air effaré, secouant la tête dans toutes les directions. Nous reprîmes la marche. Après une heure, à bout de forces, on nous accorda deux heures de repos, sous un double coucher de soleil. Devant ce spectacle, j'eus l'impression de quitter mon corps et de flotter. Je n'éprouvais plus rien, ne voyais plus rien. Je me sentais éparpillé entre la Terre et l'espace, vaguement rassemblé sur cette planète étrange.
 - Nous n'avons aucune chance contre ces Xu ! confiai-je à Ferdinand.
 - C'est un cauchemar, on va se réveiller, soupira-t-il, étranglé par sa laisse.
 - Tu dois absolument parler à Ella et nous sortir de là.
 Derrière nous, des Suriens avançaient d'un pas mal assuré, chacun d'eux précédé d'un chien humain. Ils étaient de méchante humeur, on ne les avait jamais vus autant à cran. Lorsque je regardais autour de moi, la terreur se lisait sur tous les visages. Qu'est-ce que c'était que ces Xu ? D'après les témoignages, il s'agissait de ces horribles créatures qui nous étaient apparues en Rhénanie. Finalement, on nous fit installer un campement. Mes hanches étaient enflammées, j'étais malade : coliques, mal de cœur, fatigue.
 Après un repas frugal et quelques heures de repos, nous fûmes réveillés par deux nouveaux gardes, on nous glissa autour du cou une nouvelle laisse et on nous tira hors de notre trou. Notre escorte nous emmena à une dizaine de kilomètres, dans un vaisseau où on entassait les humains. L'appareil s'éleva, survola le désert sur plusieurs centaines de kilomètres et nous largua avec des soldats suriens sur ce qui semblait être un champ de bataille. Autour de nous, tout était farineux, de la poussière volait en suspension et une forte odeur de cadavre se répandait. Cela nous retourna le cœur. Une nouvelle fois, je rendis mon déjeuner.
 - Ressaisis-toi, m'enjoignit Ferdinand, en m'empoignant le bras. Nous devons survivre coûte que coûte. Évite les mauvais coups, reste à l'arrière avec moi.
 Sur place, un Surien, le port altier, nous attendait. Il rassembla les chiens sanitaires. Sa face était dure, plate et pâle, avec des yeux glacés de squale. Il nous envoya un message télépathique inattendu dont je me souviens encore : « Nous allons soutenir une attaque. C'est la première fois que vous allez au combat, vous devrez avancer par tous les moyens. Votre mission consiste à repérer les blessés - suriens, humains ou ennemis - et à construire un chemin sûr jusqu'à eux. Les Xu sont sans pitié, ils sont la vermine d'innombrables galaxies. Si nous ne les tuons pas les premiers, ils nous extermineront jusqu'au dernier. Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Un soldat surien sera derrière vous et vous fracassera le crâne si vous osez reculer. À vous de choisir. » Je restai stupéfait par ce message bien peu sympathique. D'autres voix envahirent mon crâne mais je n'écoutais qu'à moitié, atterré. On nous expliqua le fonctionnement de notre appareil ventral. Il s'agissait d'un boitier ovale recouvrant l'abdomen, avec une ouverture circulaire en son centre. Quand on appuyait dessus, il projetait une gelée translucide et creuse, droit devant nous, sur une dizaine de mètres, créant ainsi un abri.
 Avant de nous lancer sur le champ de bataille, nous dûmes nous cacher dans une tranchée creusée dans une sorte de boue. De notre cachette, nous pouvions percevoir au loin des tuyaux biscornus créés par d'autres humains avant nous. Plus nous avancions, plus la conquête surienne était matérialisée autour de nous par ces artères. Entre deux boyaux de cette sorte de verre, cependant, les cadavres aliens et humains s'amoncelaient et continuaient inexorablement leur travail biologique de décomposition. Un officier fit désintégrer quelques corps inertes qui empestaient avec une espèce de laser. L'atmosphère en fut purifiée. Restèrent les vermines qui s'étaient formées dans les charniers. Il y en avait partout dans les boyaux artificiels, autour des Suriens et de leurs chiens humains. Sans nos casques, elles envahissaient nos narines, nos oreilles et nos yeux. L'éclat du désintégrateur nous fit repérer par l'ennemi qui nous adressa une salve d'atomiseur. Le ciel, immédiatement, se fendit d'éclairs assourdissants, laissant échapper une fumée d'où se concrétisa le corps d'un Xu. Face à eux, les Suriens ne faisaient pas le poids. Les Xu étaient rapides, le geste précis et disparaissaient aussitôt leur tâche terminée. Puis ils réapparaissaient un peu plus loin, et cætera. Je me cachai, rentrant la tête dans mon terrier, un regard apeuré en direction de Ferdinand qui serrait les dents. Enfin, vint le moment de l'assaut. La compagnie mal assortie, avec ses Suriens et ses humains, avança comme un ver. Ce long serpent finit par sortir sur le terrain, là où s'arrêtait la concrétion translucide. Les armes Xu sifflaient à nos oreilles, leurs lasers claquaient, on n'y voyait rien mais je reconnaissais là encore l'odeur des cadavres. Les messages télépathiques les plus contradictoires nous parvenaient, dus à une mauvaise traduction de l'ensemble de ces langues qui composaient la compagnie des humains.
 - Avancez !
 - Reculez !
 - Couchez-vous !
 Avec mes semblables, nous errions tantôt dans l'entrelacs des drains venus du ciel, tantôt dans des trous de matière inconnue et ravagée qui collait aux vêtements, c'était affreux. Ferdinand et moi restions à quelques mètres l'un de l'autre. Les humains, portant sur leur ventre un dispositif aussi gros qu'eux, étaient éreintés. Cela dura trois heures sans une minute de repos. Un Surien plutôt haut sur pattes arriva finalement à hauteur de ce qui semblait être notre capitaine. Le message fut compris de tous. « Sur la droite il y a un fléchissement de la part des Xu. Il faut y envoyer vos Terriens frais pour dégager tout ça. » Frais ? Ébahi, je regardai mes compagnons. Ils semblaient exténués, les vêtements collés par une matière gluante inconnue qui les irritait.
 Notre Surien attitré nous regarda de ses yeux inexpressifs. Nouvelle injonction mentale, ordre de sortir. Nous nous éjectâmes des boyaux les uns après les autres, nous prenant les pieds dans nos laisses avant qu'elles ne soient libérées. Face contre terre, un coup partit, créant un tube à la verticale. Pathétique. Nous nous gênions mutuellement et, au fur et à mesure que nous sortions, les Xu nous atomisaient au cours d'une apparition foudroyante. Je me rendis compte que j'étais en train de hurler, courant comme un dératé. J'avais perdu Ferdinand. J'embrassai du regard l'espace qui nous entourait : impossible de trouver un repère, le paysage étant dissimulé par un nuage de terre. Je percevais bien çà et là des reflets sur le bord des boyaux, le reste n'étant que poussière blanchâtre en suspension. Peut-être nous protégerait-elle contre les Xu. L'un d'eux semblant partir au loin, les humains se précipitèrent dans les siphons vides que ce dernier venait d'abandonner, marchant en passant sur un blessé qui hurla à la mort. Ces cris-là n'avaient pas besoin de traduction. J'aperçus finalement Ferdinand me faisant signe qu'il y avait un peu de place près de lui. Je me levai, sentis un léger choc à la tête, une balle ricocha et vint se planter dans mon bras. Je me retournai et tombai, un voile devant les yeux. Ferdinand, d'une voix lointaine, me dit que j'étais blessé.
 Je repris peu à peu connaissance, une douleur vive à l'avant-bras, pour découvrir mon ami allongé près de moi. Je criai :
 - Ferdinand ! en le secouant par l'épaule de mon bras valide.
Il semblait sourire mais, en y regardant de plus près, je compris qu'il avait la lèvre supérieure arrachée. Au loin, je pouvais voir la relève arriver. De nouveaux Suriens précédés de leur chien se glissèrent dans les tranchées pour nous récupérer. Qu'il était cher le prix à payer pour sortir de cet enfer.

 Je me retrouvai dans une infirmerie, allongé à côté du pauvre Ferdinand dont le bas du visage était bandé. Nous étions dans une cellule aux murs transparents, d'où nous pouvions voir d'autres blessés. Ce qui semblait être un médecin leur rasait la tête et pansait leurs blessures.
 - Je crois que ce sera tout pour la journée, dis-je à Ferdinand.
 Il me regarda d'un air las. On lui avait manifestement injecté un anesthésiant puissant.
 - De toute façon, il faut que tu parles à Ella, sinon on va tous y passer. Les Suriens se prennent une véritable déverrouillée. Ils ont besoin d'un plan !
 Il fallait délivrer ce putain de message.
 On nous entreposa avec tant d'autres dans un coin du vaisseau. On aurait dit une Cour des Miracles doublée de la Tour de Babel. Des blessés de toute forme, de toute taille, de toutes les odeurs aussi, s'entassaient dans la pièce. Des humains mais aussi des aliens que nous voyions pour la première fois. Le repas fut abominable mais le médecin chef avec son œil de cyclope semblait croire que cela nous ferait du bien. D'où venaient ces créatures bizarres ? On enleva pour l'occasion son bandeau à Ferdinand, sa lèvre avait été recollée. Nous goutâmes une cuillerée de l'horrible pâtée. Il faisait froid, on grelotait. Ferdinand posa sa tête douloureuse sur sa veste visqueuse et finit par s'endormir malgré la fièvre. Je me sentais apaisé par l'idée d'être encore vivant et comptais le rester encore longtemps. Nous devions impérativement fuir de ce trou à rats.