Retour au bercail. Dans leur vaisseau, Max et les Luniens étaient exaltés d'avoir tenu tête à l'envahisseur et il y avait de quoi. Pour ma part, j'étais plutôt déboussolé. Quel sens donner à ma vie alors que Benji venait de nous révéler que les humains puis la Terre seraient bientôt anéantis ? La bestiole bleutée offrait de préparer notre exode, en embarquant le plus de monde possible. Mais nombreux étaient ceux qui ne voulaient plus entendre parler des Biolus. À commencer par Maria que l'on avait récupérée dans un sale état, habillée d'une drôle de façon. Elle avait les cheveux ébouriffés mais ne semblait pas avoir été maltraitée. Elle refusait de parler, même à Max qui, je le comprenais à présent, en pinçait pour elle. On n'avait pas retrouvé trace de Céline ni d'aucune des femmes un peu âgées qui avaient été enlevées. Enfin, âgées, disons, au-delà de la cinquantaine. J'avais cherché dans tout le bâtiment en montrant sa photo, mais rien à faire. C'est comme ça que m'était venue l'idée d'un recensement. Il m'avait fallu diviser le vaisseau en quartiers, les quartiers en unités. J'avais désigné un chef par unité et demandé à chacun d'eux de dresser une liste des rescapés. Max avait assis Maria près de lui, enveloppée dans une énorme couverture. Quand il me vit passer, il se leva et me glissa à l'oreille :
— Louis, Maria et moi n'embarquerons pas avec les Biolus. Je ne sais pas ce qu'ils lui ont fait mais elle en a une peur bleue.
Je m'inquiétais.
— Elle t'a dit où est passée Céline ?
— Elles ont été séparées dès leur arrivée dans l'usine.
— Putain ! Ils l'ont pas butée quand même !
J'étais vert, plongé dans un tourbillon abyssal qui m'entrainait vers des fonds nauséabonds. Max détourna les yeux, comme honteux, et posa sa main solide sur mon épaule flageolante. Non, vraiment, moi non plus, je ne voulais plus jamais avoir affaire à ces satanés Suriens de mes deux. J'en informai Ferdinand, certain qu'il essaierait de me convaincre du contraire, mais il n'en fit rien.
— Je ferai comme toi, Louis, c'est ta décision. Nous mourrons ensemble.
— Mais je veux pas mourir ! me défendais-je.
Il rit tendrement.
— Tu n'es pas fatigué de te battre toi ? Moi, si.
— Comment ça ? m'étonnais-je.
— Ouvre les yeux, Louis, nous n'avons pas de vaisseau pour fuir, nous serons coincés sur Terre.
— Et la carlingue impériale ? demandai-je à voix haute, plus pour moi-même que pour lui.
— Quoi la carlingue ?
Nous allions atterrir et je voyais les chefs d'unité décompter le nombre de personnes à évacuer. Je repris mon idée.
— Eh bien, elle est immense, elle a pu évacuer en son temps toutes les familles de la SIP, on pourrait essayer de s'en servir à notre tour, non ?
— Oui, acquiesça Ferdinand, mais le problème c'est qu'elle est au fond de l'eau.
— Et si on essayait un sauvetage ?
— Beaucoup d'énergie pour rien, décréta mon ancien directeur. Je ne le reconnaissais plus.
Difficile mais pas impossible. Notre navette se posa paisiblement sur le campus. Nous savions qu'il n'y aurait pas assez de vaisseaux biolus pour évacuer tout le monde. Et alors quoi ? On allait laisser crever ici tous les vieux ? Ou procéder à un macabre tirage au sort ? Je me levai d'un bond et quittai la salle de contrôle sans que personne n'y prêtât attention. L'ambiance était à la déprime. En me dirigeant vers le labo, je réfléchissais à cet immense vaisseau enseveli sous l'eau. Combien y avait-il de places là-dedans ? Le vaisseau avait quelque chose comme trois étages. Le grand hall à lui tout seul devait bien pouvoir accueillir mille personnes. Et après ? me dirait-on. Ce n'étaient pas des conditions idéales pour traverser l'espace et se rendre sur Mars. Mais l'idée ne me lâchait plus. Quand soudain, j'entendis crier mon nom. Je me retournai, Max me suivait d'un pas pressé.
— T'as un plan ? me demanda-t-il de but en blanc.
— J'suis pas sûr. J'hésitais car l'idée n'était pas encore clairement formée dans mon esprit. J'aimerais sortir le vaisseau impérial de l'eau. Je voudrais au moins essayer.
— Dans ce cas, je ne vois qu'une seule personne compétente, lança-t-il.
— Qui ? J'étais surpris.
— Aca Jo. Elle doit savoir si le reste du vaisseau peut être sauvé.
— C'est pas bête ! Allons-y ! Cette idée me semblait astucieuse.
Max avait entreposé la navette impériale plus loin sur le campus, à l'abri des regards. Ferdinand nous avait rejoints tandis qu'Artur et Kilian raccompagnaient Maria au labo. Elle faisait peine à voir, j'eus une pensée pour Céline qui dut se traduire par une grimace car Ferdinand me prit par l'épaule. On se dirigea ainsi vers le cockpit du vaisseau. Max, de ses gestes experts, démarra l'engin et Jo apparut, avec son superbe visage enfantin et ses grands yeux curieux. Il n'y avait que sa voix, froide, qui m'agaçait un peu.
— Bonjour à tous, lança-t-elle, l'air enjoué. Je suis ravie de vous revoir et de vous savoir sains et saufs.
Je n'avais pas envie d'y aller par quatre chemins et lançai la conversation selon le protocole réduit à son strict minimum.
— Bonjour Jo, comment vas-tu ?
— Bien merci. En vous attendant, j'ai vérifié si tout se passait bien sur le réseau.
— As-tu des nouvelles, demandais-je, du reste de ton... comment dire... navire qui s'est abîmé dans l'eau ?
— Bien sûr ! lança-t-elle, comme vexée.
Nous nous regardâmes tous les trois quelque peu surpris.
— Comment ça bien sûr ? m'enquis-je.
— Mais enfin, dit-elle avec candeur, nous ne formons qu'une seule et même entité, même séparés.
Max s'étonna.
— Tu veux dire que tu peux communiquer avec le reste du vaisseau ?
Jo eut un rire coquin que je lui découvrais pour la première fois. Elle devenait presque humaine. Je comprenais mieux pourquoi nos ancêtres s'en étaient entichés. Elle était irrésistible. Je lui souris et elle me regarda affectueusement avant de reprendre :
— Nous nous parlons constamment.
— Et sais-tu, par hasard - je ne savais comment le formuler sans me ridiculiser - si le vaisseau serait capable de fonctionner à nouveau ?
— Comment ça « à nouveau » ? Il fonctionne, voilà tout !
Max et Ferdinand furent aussi surpris que moi.
— Il fonctionne ? demanda mon ami. Mais... il s'est noyé !
— C'est un vaisseau amphibien ! lança-t-elle avec fierté. Un bijou de technologie.
Je me tapais le front du plat de la main. Mais pourquoi cette bécasse ne nous l'avait-elle pas dit ? Je regardai mes amis d'un air hostile et saisis dans leur regard une invitation à me calmer. Ferdinand lui demanda d'une voix suave :
— Et peux-tu lui donner l'ordre de nous rejoindre ?
— Mais bien sûr, mon beau maître. Quand vous le déciderez.
— Fais-le maintenant.
Un détail n'avait échappé à personne, elle venait de le nommer commandant du vaisseau.
Nous avions embarqué un maximum de survivants dans le vaisseau impérial qui fit escale sur la Lune pour récupérer les derniers Luniens. Le satellite présenta au vaisseau sa face accidentée, la Mer de la Sérénité grossissait à vue d'œil. Direction, la cité éponyme qui s'était construite près de la mer. Le vaisseau se posa près du Terrier où les Luniens nous attendaient. Ils avaient organisé des festivités, un buffet gargantuesque avant de s'envoler pour Mars dès le lendemain.
Dans les anciens appartements des Sforza-Colonna, noble lignée dont Max était issu, un orchestre jouait la musique des Dark Lunians qui accordait une large place aux instruments acoustiques. L'immense souterrain accueillait en ce jour particulier Luniens et Terriens, autour d'un alcool de macis fait-maison.
Max, après avoir déjeuné avec nous, était retourné travailler dans le vaisseau, tout en repensant aux derniers événements. Il ne serait resté sur Terre que quinze jours. Quinze jours ! Soudain, il fit le lien et nous contacta, excité par sa trouvaille, nous demandant de le rejoindre d'urgence. Nous l'avons donc retrouvé dans la salle de contrôle.
— Que se passe-t-il encore ? Je maugréais ce reproche entre mes dents, éreinté par une journée difficile.
— Les Xu sont réapparus il y a à peine quinze jours, nous lança Max sans tenir compte de ma mauvaise humeur.
— Oui, c'est vrai, on le sait merci. Décidément, je ne décolérais pas.
— Et alors, comme par hasard, ça fait aussi quinze jours que nous avons débarqué sur Terre.
Je regardai Ferdinand, interdit. De nous deux il était le plus intelligent. Mais où Max voulait-il en venir ? Quel lien y avait-il entre lui et les Xu ? Si Ferdinand semblait intrigué par cette coïncidence, je voyais bien qu'il ne comprenait pas mieux que moi ce qu'insinuait Max.
— C'est étrange effectivement, dut finalement avouer Ferdinand. Et je ne crois pas beaucoup aux coïncidences.
— Moi non plus ! s'écria Max victorieux, sourire aux lèvres, déjà satisfait de ce qu'il allait nous annoncer.
— Non, vraiment, je ne vois pas ! s'attrista le directeur.
— Moi non plus, ajoutai-je.
D'un ton plus bas, comme pour ne pas être entendu, Max nous révéla avec animation :
— Il y a quinze jours que mes amis et moi avons rallumé le vaisseau impérial pour venir sur Terre. Et ça fait quinze jours, à mon avis, que ce vaisseau est la cause de la réapparition des Xu.
Puis pointant l'index vers le sol d'un geste ferme :
— Il y a un lien entre les deux événements, j'en suis certain.
Ferdinand reformula l'hypothèse de Max.
— Tu veux dire que ce serait le vaisseau qui commanderait les Xu ?
— Exactement !
Nous étions sidérés, silencieux, les bras ballants. Je me tournai vers Ferdinand pour ajouter :
— Ça se tient. Le vaisseau a été arrêté près d'un siècle, et pendant ce temps les Xu ne sont pas réapparus.
Alors que Max et Ferdinand échangeaient ces propos, je m'aperçus que Jo semblait très attentive. Elle nous épiait.
— Alors, dit Ferdinand, l'air buté, il faut détruire ce vaisseau.
Aussitôt, les issues du cockpit se refermèrent, impossible de les ouvrir. Max et Ferdinand appelèrent à l'aide, tentant de contacter le reste de l'équipage, mais moi je n'avais d'yeux que pour Jo.
— Jo, lui demandai-je, c'est toi qui as fait ça ?
— Oui, répondit-elle sereinement.
— Mais pourquoi ?
— Parce que personne ne détruira mon entité.
Ferdinand et Max se tournèrent vers l'écran, ils avaient compris.
— Jo, que se passe-t-il exactement ? demanda Ferdinand.
— Je protège mon réseau. Je vous protège.
— Et tu le protèges comment, exactement ? lui demandai-je posément.
— Comme vous le voyez, je fais ce qui est nécessaire.
— Et cela dure depuis longtemps ? questionnai-je.
— Cela a commencé il y a à peine cent ans. Des hackers ont essayé de me pirater, alors il a bien fallu que je me défende. Je ne l'ai pas fait pour moi, je l'ai fait pour l'humanité.
— Et comment as-tu fait pour protéger le réseau des hackers ?
Nous étions maintenant tous les trois devant l'écran sur lequel apparaissait la magnifique image de l'agent.
— J'ai moi-même infiltré tous les réseaux de l'univers. De point en point, de sonde en sonde, puis de planète en planète. Je vous ai tous sauvés.
Elle semblait drôlement contente.
— Tu ne nous as pas sauvés de l'arrivée des Suriens, lui reprocha Max.
— Mon vaisseau était éteint, ordre de l'empereur. Je n'ai rien pu faire.
Ferdinand prit un ton autoritaire :
— Ouvre cette porte, je suis ton maître, je te l'ordonne.
— Si je l'ouvre, vous détruirez le vaisseau-impérial.
— Uniquement parce que tu as créé ces Xu qui nous attirent des ennuis !
Je lançai à Ferdinand un regard noir, avant de lui couper la parole.
— Ferdinand s'est égaré sous le coup de la colère. Ne l'écoute pas. Et si je te promets qu'il n'arrivera rien au vaisseau ?
Le visage de Jo s'assombrit en même temps que sa voix devint mécanique.
— Ce vaisseau, c'est mon cerveau. Je n'en ai qu'un, mais des maîtres, j'en ai déjà eu plusieurs.
J'objectai :
— Mais ton rôle est de nous protéger !
— De protéger l'humanité, pas quelques individus isolés. Si je vous supprime, je continuerai de sauver l'humanité. Je l'emmènerai sur Mars.
Cette conversation ne menait nulle part. Nous entendîmes un mécanisme s'enclencher, le voyant à oxygène clignota. La situation me paraissait mal embarquée. Sauf miracle, nous allions y passer.
Benji, connecté à Ferdinand par l'émetteur d'Harus, fut immédiatement saisi.
— Il y a un problème, déclara-t-il.
— Je ressens ton inquiétude. À qui appartient cette signature ?
— C'est Harus, je suspecte que le petit homme soit en danger.
— Son espèce va être rayée de la carte, ironisa Ella. Effectivement, il est en danger.
— Je parle d'un danger immédiat.
Inquiet, Benji prit congé et organisa son retour sur Terre. Ella vint le saluer au moment du départ mais Benji comprit qu'il s'agissait d'un adieu. Le politicien le pensait perdu. Benji lui-même ne savait s'il reviendrait de ce périlleux voyage. Il embarqua. Durant le trajet vers la Terre, les émotions du petit homme se firent de plus en plus vivaces, tandis que la perception de celles d'Ella, au contraire, s'estompaient. Il sentait Ella maintenir un contact pour le convaincre de faire demi-tour mais il était trop tard. Le monde de Gaia était sens dessus dessous. On voyait au-dessus de son ciel des satellites artificiels s'armer ou se positionner. Leur mouvement pour un tir croisé était lent mais inexorable. Benji se découvrait un courage insoupçonné. Lui, d'une nature si hésitante, se sentait investi d'une mission qui le dépassait. Il devait sauver l'humanité, et toutes les espèces vivantes sur cette planète.
Du vaisseau, Ella regardait le ciel terrestre s'obscurcir. Il put suivre quelque temps la trajectoire de Benji puis le perdit de vue. Une mer de nuages venait de l'avaler. L'astre bleu vivait ses derniers instants, grouillant de vie. Autour de lui la valse des porte-missiles avait commencé ainsi que l'exode massif des Suriens et, plus secrètement, celui d'une poignée de Terriens. Pendant ce temps, Saura préparait avec entrain l'assaut final. Le compte à rebours allait commencer.
Alors que Benji descendait à vive allure vers le sol gaien, des navettes remontaient en sens inverse, fuyant la dévastation annoncée. Toutes iraient sur Mars, pensa Benji, cette planète sèche, inhospitalière où ils seraient contraints de ramper dans des souterrains comme des insectes. Frôlant ses congénères dans leur habitacle, le sage fut enveloppé d'une nappe brune de sentiments ténus qui formaient à l'unisson un voile nostalgique. Le peuple surien était triste. Chaque goutte de ce chagrin, bien qu'infime, multipliée par autant d'individus, transformait un soupçon de tristesse en une terrible lame de fond. Benji la prit de plein fouet. Ils fuyaient, obéissant comme un seul homme à l'ordre qui avait été donné. Pas une voix ne s'était élevée contre cette décision inepte, car il en allait ainsi de l'organisation surienne depuis des millénaires. Ils avaient délégué toute question relevant de leur destin commun à une poignée de Suriens triés sur le volet. Mais l'intelligence de cette élite était froide, dénuée d'affection. La logique implacable des raisonnements abstraits prévalait sur toute autre considération. Ils étaient pacifistes, paisibles, aimables, et pourtant, ils allaient mordre la main qui les avait nourris, brûler la terre qui les avait sauvés, totalement inconscients de participer à un génocide. L'acte était mal, l'intention leur semblait bonne. Ils se déchargeaient de leur culpabilité sur les épaules des Sages qui eux, certainement, savaient bien ce qu'ils faisaient. Et pourtant, c'était en réalité le peuple surien dans son ensemble, une communauté ordinaire, qui était en train de commettre un crime des plus extraordinaires. Ces Suriens, effroyablement normaux, collaboraient à l'extermination de milliers d'espèces que l'évolution avait mis des millions d'années à créer. Ce qui fut sur Gaia ne serait jamais plus.
Décidé, Benji se mura dans une barrière de protection, faisant barrage aux émissions de ses congénères qui perdaient pied. Personne ne retiendrait aucune leçon de ce qui allait arriver, on continuerait à errer, dominer, sanctionner. Il s'enfonça doucement, toujours plus près du monde fermé. Il y avait de moins en moins de vaisseaux en vue. Bientôt, plus de son, ni d'émissions, tout lui sembla étrangement calme. Il regarda pour la dernière fois le soleil se coucher dans l'atmosphère jaunie.
Je transpirais à grosses gouttes et commençais à suffoquer. Jo ne semblait pas le remarquer ou du moins s'en inquiéter. Je compris que l'un des sages entrait en communication avec Ferdinand, pris de spasmes. Je le regardais du coin de l'œil et lui proposais nonchalamment de s'étendre dans un angle mort de la caméra. Nous commencions à manquer cruellement d'oxygène.
Benji voyait à présent à travers les yeux de Ferdinand. Ils étaient dans un vaisseau, mais où ? Il alluma un dispositif et y plaça son médaillon. L'hologramme d'Harus apparut. Ferdinand n'avait pas besoin de parler, Benji et lui se comprenaient par hyperperception. Ferdinand se trouvait sur la Lune. Benji put interpréter la situation. Les chercheurs étaient prisonniers du vaisseau. En se déplaçant dans l'habitacle à travers les yeux de Ferdinand, il vit une image virtuelle sur un écran. Voici donc, semblait expliquer Ferdinand, l'agent qui contrôle les Xu. Benji sut ce qu'il devait faire. Ferdinand le sommait de se rendre dans leur laboratoire pour y récupérer un disque ancien. Benji contacta son novice, il pourrait par sa taille pénétrer plus facilement dans l'édifice. Il lui fixa rendez-vous sur l'île interdite.
Loyal à son maître, Wallis n'avait pas encore quitté la Terre, surveillant l'évacuation de Gaia. À réception du message, il se rendit sur l'île, rejoignant Benji sur le campus universitaire. Le maître avait changé, il était sombre mais solide, sûr de lui. Benji résuma la situation, il était inquiet pour ses protégés humains. Ils avaient trouvé la source d'émission Xu et étaient prisonniers de l'intelligence artificielle. À l'heure actuelle, ils agonisaient. Le novice comprit l'urgence de la situation, se faufila dans le réfectoire puis dans les escaliers qui conduisaient au laboratoire de recherche. Là, il chercha hâtivement le disque convoité, guidé par Ferdinand, à travers les pensées de Benji. La triade fonctionna car Wallis put bientôt saisir entre ses doigts graciles l'enregistrement qui pourrait les sauver des Xu, de la destruction, d'une guerre. Il remonta, haletant, émettant des sons de détresse alors qu'on entendait dans le ciel l'enclenchement des armes aéroportées.
Ella fit son entrée dans la salle de l'état-major.
— Ah enfin, vous voilà ! s'exclama Saura, mais où donc est passé le représentant de l'ordre éthique ?
— Il est parti pour la Terre, annonça le politicien.
— Est-il devenu fou ? Le décompte a commencé.
— Je crois, au contraire, qu'il n'a jamais fait preuve d'autant de courage, répondit froidement Ella qui contrôlait fermement ses émotions.
Saura le sonda, dubitatif, mais ne put rien conclure.
— Bon, finit-il par déclamer, il est libre de choisir sa fin.
— Des Suriens sont encore sur Terre, Saura. Reporte ton compte à rebours.
— Il n'en est pas question, affirma celui-ci. La sentence doit être appliquée séance tenante.
— Et tu es prêt à sacrifier les tiens ?
Suspicieux, Saura observa son homologue. Il le sonda de nouveau, mais celui-ci restait impénétrable.
— Je ne procède à aucun sacrifice, Ella. Benji a pris ses responsabilités. Je regrette seulement qu'il ait impliqué dans ce drame l'ensemble de sa confrérie.
— Nous ne tuerons pas de Suriens.
— Nous le ferons, coupa Saura. Et nous en porterons tous trois la responsabilité, comme nous l'avons toujours fait.
— Tu as usé de rhétorique auprès de l'assemblée pour la rallier à ta cause.
— Et après ? Ce n'est pas interdit que je sache, s'indigna Saura. Notre ordre a un but militaire. Seule compte la survie de mon peuple qui m'a élu pour le défendre.
— Les sages de l'ordre éthique appartiennent aussi à ton peuple. Mais les voir disparaître arrangerait bien tes affaires.
— C'est un crime grave dont tu m'accuses, mon frère.
Ella frappa Saura de tout son esprit qui fut choqué par la violence du sentiment que lui vouait son confrère.
— Ella… mais tu me hais !
— N'as-tu pas souhaité sacrifier la vie de Benji alors qu'il était l'otage des humains plus tôt dans la journée ?
— C'était un coup monté ! se défendit le militaire.
— Un coup monté bien inoffensif, corrigea Ella. Les humains avaient le droit de mourir sur leur terre.
Saura resta inflexible, sûr de son bon droit, comme de sa supériorité cognitive sur les autres Suriens. Il incarnait la force, la constance. Mais une nouvelle nappe de sentiments révoltés s'abattit sur lui alors qu'il n'y était pas préparé. Il suffoqua, trébucha, portant sa main à sa poitrine.
— Ella, arrête ça tout de suite.
Saura dressa autour de lui une défense invisible, discrète mais perceptible. Ella poursuivit son accusation.
— Tu veux la mort de Benji car cela renforcera ton ordre, reprit Ella. Ton ambition est dictatoriale.
Piqué, Saura prit la mouche.
— Les temps sont difficiles pour les Suriens, ils ont besoin d'un homme fort. Benji est faible.
— Il l'était, il a changé. Aujourd'hui, il est prêt à sacrifier sa vie pour son idéal. C'est moi que tu peux mépriser à présent du haut de ta suffisance. Car je connais les émotions, comme les humains.
— Que t'est-il arrivé ? s'enquit Saura, curieux de la métamorphose d'Ella.
— Tu nous pousses à repartir dans l'espace, sans même chercher à détruire le point d'émission Xu. Tu as même réussi à convaincre les autres espèces de la nécessité de l'extermination de tout un monde.
— Nous n'avons plus de temps. Si tu n'étais pas aveuglé par tes émotions, tu t'en apercevrais rapidement.
Emporté par une pulsion inconnue, Ella frappa du point sur la table pour ne pas frapper Saura. Il poussa un cri rauque et menaçant, montrant les dents. Saura recula.
— Tu deviens grossier Ella, je devrai en référer. Tu n'es plus en possession de tes moyens.
— Et toi tu deviens cruel et calculateur, tu n'agis plus dans l'intérêt de l'espèce.
Ella se jeta au cou de Saura et commença à serrer de ses mains robustes, un vent acre l'animait tel le feu d'un volcan. Saura, plus grand, se défendit, tentant d'attraper des ustensiles à portée de main. Mais il ne trouva rien. L'autre était méconnaissable, la face grimaçante, les traits tordus par la haine. La pupille effilée de ses yeux grossissait, injectée par un flux inhabituel de liquide bleuté. Sa bouche découvrait ses dents et les muscles de sa face se crispaient. Finalement, Saura baissa sa barrière mentale et reçut de plein fouet la décharge hostile de son homologue. Bientôt, Ella n'eut plus besoin de ses mains ni de sa force pour anéantir Saura, son aversion lui suffit. Le géant, au sol, changea de couleur pour virer au gris tandis que des convulsions emportaient son dernier souffle de vie.
Je compris d'après les grognements de Ferdinand que Benji se rapprochait. Mon ami baragouinant de nouveau dans une langue inconnue, j'en déduisis que le Surien devait avoir rejoint la Lune. Nos camarades entassés dans la pièce adjacente, bien que méfiants, ne s'étonnèrent pas de le voir débarquer. On savait que Benji constituait son arche de Noé. Le Surien trouva un lecteur, et un hologramme se forma près de nous.
— Maître ? fit Jo d'une voix qui trahissait sa surprise. Vous êtes là.
— Me voici, Jo, comme il est bon de te revoir, fit la réplique de l'empereur, un agent conversationnel encore plus sophistiqué que celui de Jo.
— Cela fait si longtemps ! Elle semblait émue.
— Oui, ma chère, bien des années ont passé depuis notre dernière rencontre. Je suis mort mais mon esprit est toujours là.
Dehors, comme je l'appris plus tard, Benji et Wallis essayaient de nous rejoindre, montant lentement, un à un, les escaliers.
— Maître, nous sommes victimes de nouvelles attaques sur le réseau.
— Je crains ma chère que cela ne soit plus de votre ressort. Voyez-vous, les hackers ont disparu depuis longtemps car nous avons presque tous été anéantis par la guerre.
L'hologramme était criant de vérité. Il se tourna vers nous et s'étonna de notre présence.
— Ah, mes bons amis, que faites-vous dans mon vaisseau ? Nous étions presque évanouis.
— Ils sont mes prisonniers, coupa Jo sèchement.
— Tu ne peux pas te l'autoriser, Jo, réprimanda l'empereur. Tu es au service de l'humanité.
— Mais ceux-là veulent détruire mon vaisseau.
— Vraiment ? s'étonna l'empereur virtuel, en se tournant vers nous.
Max, dont le grand-père avait connu l'empereur, prit péniblement la parole.
— Jo a mis en place un système d'attaque qui détruit toute vie sur les planètes connues de l'univers. Pour la stopper, les aliens ont entrepris de détruire la Terre.
L'image impériale prit un air ennuyé.
— C'est embêtant.
Puis, se tournant vers l'écran :
— Jo, je crois que tu n'as pas senti le vent tourner. Nous n'avons plus d'ennemis, nous n'avons plus rien. La Terre est un champ de ruines. Et, à cause de toi, je le crains, nous allons être rayés de la carte. Je vais devoir te débrancher.
Une lueur d'espoir jaillit dans mon esprit. Je demandai, à bout de souffle :
— Vous pouvez faire ça ?
À l'extérieur, les deux Suriens étaient arrivés devant notre porte qu'ils tentaient de débloquer.
— Non, maître ! Ne faites pas ça ! implora l'Aca.
— Je suis désolé ma chère, mais vous avez perdu les pédales.
— Je vous en supplie ! Déjà, sa voix déraillait.
L'image de l'empereur se troubla, puis se déforma par strates horizontales tandis que celle de Jo disparaissait totalement. Après quelques minutes, l'hologramme impérial se recomposa et nous informa qu'il reprenait les commandes de l'appareil. La porte s'ouvrit et de l'air fut injecté dans la cabine. Nous devions faire peine à voir.