9 - L'ILE EPARGNEE

 Une fois de plus, on rapatria Ferdinand à l'agonie. Max et moi ne valions guère mieux, on nous mit sous oxygène. À l'intérieur du repaire lunien, des hommes et des femmes à l'inquiétude palpable s'entassaient devant les murs du souterrain où une vue de la Terre était retransmise. Je n'avais pas peur. Nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir. Si seulement Saura avait pris le temps de nous écouter.
 Les heures passées à attendre le pire me semblèrent une éternité. Bientôt, nous vîmes les ogives rentrer leur tête dans leur horrible coque pour s'éloigner imperceptiblement de leur cible. Le ciel dégagé, nous pouvions de nouveau percevoir les océans bleutés. Autour de moi, une marée humaine pétrifiée, le regard rivé sur les écrans, n'osait croire ce qu'elle voyait. Une force extérieure nous saisit, comme une voix qui n'en était pas une et qui pourtant devenait intelligible par tous. Cette voix silencieuse parlait de paix et de pardon. Je vis alors les corps s'étreindre, des inconnus, habillés comme de pauvres hères, s'enlacer et pleurer. C'était fini.

 C'est moi qui fis accoucher Maria, le premier événement heureux depuis des mois. Elle aurait voulu avorter mais Max craignait pour sa santé. Maria avait vécu cette grossesse comme une punition. Pour elle, ce fut, dans tous les sens du terme, une délivrance. Sans surprise, je constatai que les Suriens avaient implanté une fille dans son ventre. Je l'aimai tout de suite et promis au couple de bien m'occuper de l'enfant. J'avais besoin de donner un sens à ma vie, Céline n'étant jamais revenue. Nous avions retrouvé dans le monde de Saura l'une de ces usines aux mille femmes, comprenant du même coup l'enfer qu'avait vécu Maria. Céline, trop âgée pour produire du lait ou enfanter, fut certainement envoyée à l'abattoir. On avait retrouvé, près de la chambre électrique au dernier étage, un tas de vêtements ayant appartenu à ces pauvres victimes. Les Suriens étant végétariens, on sait qu'ils n'en firent pas leur repas, mais on soupçonne qu'ils furent friands de leur cuir.
 Nous n'avons pas eu besoin de les chasser. Saura décédé, Benji et Ella se mirent d'accord sur le nom d'un militaire qui lui succéderait, obtenant par leur alliance et la loyauté des membres de leur ordre, la majorité des voix lors de l'élection. Ils nous quittèrent sans un mot d'adieu mais je sais que Ferdinand salua Benji à sa façon. Il avait gardé ce foutu médaillon, source de notre descente aux enfers. Nous étions vieux et seuls sur notre île à présent, pères d'une petite fille qui était certainement l'avenir de l'humanité.
 Les Luniens décidèrent de s'installer sur le continent. On serait voisins, en quelque sorte. La vie allait reprendre, ces jeunes feraient des enfants, beaucoup d'enfants.